– C'est pourtant exact. Et croyez que je n'ai jamais eu affaire à pareil entêté. J'ai bien cru que j'allais être obligée de vous casser au moins un bras pour vous arrêter, car j'avais ordre de vous empêcher d'atteindre l'autre rive. Décidément, lieutenant, je crois qu'il vous en faut beaucoup pour comprendre ce que l'on vous signifie, ajouta-t-elle en lui glissant un regard entendu.

Il comprit qu'elle trouvait sa cour trop pressante, et déplacée. Mais il ne pouvait se résigner à la quitter. Comme il était venu pour la tirer d'embarras, elle s'entretint encore quelques instants avec lui, puis le laissa sur un signe de tête et un sourire discrets. Il resta troublé et titubant, comme un homme ivre. L'air frémissait devant lui et il y voyait danser l'éclat de son sourire ; il y avait eu du chemin parcouru depuis la veille et l'avant-veille. Le monde, pour lui, s'était bouleversé, et n'avait plus le même goût, ni la même couleur. Mais pourquoi Loménie avait-il refusé le combat avec Peyrac ? Lui, Pont-Briand, le premier, il aurait mis la main sur elle et il aurait acquis ainsi le droit de l'emmener captive à Québec... pour la convertir. « N'ai-je pas le droit, moi aussi, de gagner au ciel une âme égarée ?... Et, ainsi, je l'aurais prise dans ma maison. »

Par quel maléfice le grand diable noir au visage masqué les avait-il tous circonvenus, au point de les rendre, eux Français de Canada, doux et dociles comme des moutons ?...

« Méfie-toi, frère, méfie-toi des maléfices ! et qu'importe, après tout, se dit-il, si c'est elle la Démone de l'Acadie et si elle vient de l'Enfer ! Je veux bien y aller avec elle !... »

Chapitre 17

Malgré les apparences, la journée s'écoula lentement et l'on restait tendu.

– Qu'allons-nous devenir ? gémissait Mme Jonas en pleurant. (La venue du jésuite avait eu raison de son courage.) Fais rentrer tes enfants, Elvire, ils vont les massacrer.

Au cours des dernières journées, Angélique avait acquis une estime particulière pour les compagnons de Peyrac. L'esprit de discipline des hommes avait été admirable et par leur calme ils avaient témoigné de la confiance en leur chef. Pourtant, il y avait parmi eux des étrangers : des Anglais, des Espagnols, des Français en rupture de ban, qui pouvaient s'attendre d'être traités en ennemis par ceux qui les guettaient à Katarunk. Mais cependant ils étaient entrés dans le fort, la tête haute, derrière le comte de Peyrac, et les Français n'avaient pas protesté. On avait festoyé ensemble de compagnie, et même bien ri et bien chanté. Mais on se surveillait constamment. Peyrac allait s'entretenir avec M. de Loménie, puis allait saluer les capitaines algonquins ou hurons et leur faisait porter du tabac et des perles. On s'occupait ensemble, on se racontait des histoires.

« Qu'ils s'en aillent ! Mon Dieu ! Qu'ils s'en aillent enfin au diable », se disait Angélique. En attendant, il fallait jouer le jeu, avoir l'œil à tout, ne pas montrer sa crainte et son impatience.

Angélique essayait de conserver à la vie une apparence quotidienne, s'installait ostensiblement dans ses meubles. Mais c'était difficile. Tout le monde avait les nerfs à fleur de peau.

Comme elle était allée au puits et remontait le lourd seau de bois, cerclé de fer, elle interpella Cantor qui se trouvait proche.

– Veux-tu venir m'aider, mon garçon ?

Il lui répondit avec arrogance :

– Pour qui me prenez-vous ? Ce sont là des besognes de femmes !

Angélique se sentit pâlir et, d'un réflexe, elle saisit le seau et lui envoya tout le contenu à la volée.

– Voilà de quoi rafraîchir les idées d'un grand guerrier de ton espèce, trop réputé pour aider sa mère à porter une charge.

Elle raccrocha avec fracas le seau vide à la chaîne et le fit redescendre, les lèvres serrées de colère. Cantor était trempé de la tête aux pieds et ses yeux brillaient, farouches. Mais Angélique le lui rendait bien.

Cet échange de regards pareillement verts et furibonds parut distraire au plus haut point le vieil Eloi Macollet, seul témoin proche de la scène. Il se rapprocha en ricanant de sa bouche édentée.

– Bravo, c'est ainsi qu'il faut dresser la jeunesse !

Derechef accouraient les Indiens badauds, s'esclaffant devant l'adolescent et ses vêtements mouillés, se racontant la chose vue de loin et venant regarder Angélique sous le nez, en riant aux éclats, comme si elle avait été décidément l'animal le plus comique de la création... Ils la bousculaient tellement qu'elle faillit lâcher le seau vide dans le puits et presque y tomber.

– Arrière ! arrière ! fit Macollet. (Il les écarta avec des bourrades et quelques paroles énergiques.)

– Je vais vous aider, belle dame. J'aime les femmes de caractère, moi. Ah ! ces jeunes aujourd'hui !... Leur faut faire la leçon, pas vrai ? Connaissent rien. Je m'en vas vous le porter, votre seau. Y a pas honte quand c'est pour une femme de votre rang. Et pourtant je suis bien plus guerrier que ce petit imbécile...

– Cela vous va bien de faire le galant, cria Cantor dont la voix se cassait de colère. Des leçons de politesse, oui da ! Vous qui n'arrivez pas à dévisser votre bonnet de dessus votre crâne, même devant les dames, et même à la messe. Je vous ai bien vu ce matin, quand le père officiait !

– Mon bonnet, c'est mon bonnet, fit le vieux. Si ce n'est que ça pour te faire plaisir, j'm'en vas l'ôter, mon gars...

– Oh ! non, faites pas ça, crièrent d'une même voix L'Aubignière et Perrot qui passaient par là, qui se précipitèrent sur lui et qui le retinrent chacun par un bras... Ne regardez pas, Madame. Il a le crâne le plus hideux de la Nouvelle-France.

– Il a été scalpé dans sa jeunesse, expliqua Perrot.

– Sous Montréal, précisa Macollet, très fier.

– C'est rare qu'on se remette d'une telle opération. Mais lui, si ! C'est la mère Marguerite Bourgeois qui l'a sauvé de la mort. Mais le résultat n'est pas beau à voir. Vaut mieux qu'il garde son bonnet. Tiens-toi tranquille, Eloi.

– Non, je veux donner une leçon à ce petit jean-foutre...

Cantor s'enfuit pour cacher son dépit et changer de vêtements.

*****

Le jour s'écoulait lentement, dans une lumière ardente, et plus lentement encore quelques Hurons et Algonquins commençaient à s'en aller. On leur avait dit qu'il n'y aurait pas la guerre. On leur avait donné de beaux présents pour calmer leur déception. De loin, Peyrac surveillait leurs mouvements et chaque fois qu'une embarcation se détachait de la rive, et pagayait en direction de l'amont du fleuve, il éprouvait une impression de soulagement. Son regard perspicace allait de la barrière noire des sapins, vers le nord, aux souples méandres du fleuve, lové comme un serpent d'or à travers l'empire des arbres, et poursuivant sa route vers le sud-est. Pour l'instant, le spectre de la guerre s'éloignait, laissant reprendre leur rythme de vie habituel aux grands espaces incivilisés : chasse, pêche, sommeil, tabagie...

Si la plage redevenait grouillante, c'était de l'animation bon enfant d'un jour de marché. Les indigènes des petites tribus locales : Métallaks, Narrandsouaks, Sokokis, pliaient aussi bagage à leur tour, insoucieux des événements qui les avaient frôlés et dont ils auraient pu être les victimes comme toutes petites nations neutres entre deux forces adverses et puissantes. Un cri frêle et gai s'éleva dans l'air limpide du soir et Joffrey de Peyrac se tourna dans cette direction. C'était la petite Honorine qui jouait avec ses habituels compagnons Barthélémy et Thomas, les garçonnets huguenots de La Rochelle.

Peyrac l'observa un instant. Elle paraissait heureuse, les joues rouges et barbouillées de poussière, avec cet air de santé et d'ivresse des enfants qu'on laisse de pleines journées livrés à eux-mêmes.

Son cœur tressaillit de tendresse. Il avait pour l'enfant bâtarde un attachement singulier, né de ces sentiments riches et complexes que recèlent les cœurs masculins, dont ils ont en outre rarement l'occasion de se servir, et parmi lesquels on trouverait, en premier examen, si l'on s'en préoccupait, le sentiment de la justice.

Devant ce petit être humain, particulièrement faible et désarmé, qui n'avait rien reçu en venant au monde, même pas l'amour de sa mère, il estimait qu'il devait en échange, puisqu'elle avait été remise à sa protection, lui donner tout. Il demeurait attentif à l'enfant ; il voyait qu'Honorine, au fort Katarunk, jouissait d'être chez elle avec une famille qui était sienne, et dans une société où elle n'était pas seulement tolérée, comme jadis à La Rochelle, où sa mère était servante. Mais maintenant elle était à la première place, la toute première place, ainsi qu'elle en avait décidé dans sa petite tête au front bombé, car elle était la fille du comte de Peyrac.

De celui qu'on appelait monseigneur en s'inclinant devant lui, de celui qui décidait de la vie ou de la mort, de la paix ou de la guerre. Donc, étant la fille d'un si grand chef, elle était la personne nécessairement la plus importante après lui et l'orgueil d'un si haut rang éclatait dans sa joie de vivre, dans ses cris d'hirondelle grisée. Tout était bien. Il sourit. Oui, c'était sa vraie fille d'élection, libre, elle l'avait choisi et jamais n'en douterait.

Deuxième partie

Les Iroquois

Chapitre 1

Le soir fumeux était venu, avec son cortège de feux rouges et de lumières perçant le bleu froid de l'obscurité.

Dans la petite habitation, un hurlement s'éleva, aigu, hystérique. Angélique était en train de disposer des écuelles sur la table pour le souper des enfants. Le cri venait de la chambre de gauche, de sa propre chambre, où quelques instants auparavant Elvire venait d'entrer pour préparer le lit.