« Sans vous, sans votre aide, la tâche me semblerait lourde, je ne vous cache pas que depuis de longues semaines un pressentiment terrible m'agite... », poursuivait la lettre du jésuite. Lui aussi, Loménie, se sentait accablé de pressentiments. Vers la fin de l'hiver ou vers la fin de l'été, on se sent environné de génies malfaisants. C'est le temps des taches sur le soleil. C'est la saison des drames, sanglants ou mesquins. Dans les villes, le mari trompé tue son rival, et, dans le fond des forêts, l'ami assassine son meilleur ami pour une peau de castor ou de loutre. Le gouverneur de Québec envoie des remontrances à l'évêque qui ne l'a pas fait encenser à la Saint-Louis, pourtant fête non seulement de son prénom, mais aussi celle du roi de France qu'il représente. Le marchand vide une caisse de bouteilles pourtant coûteuses par la fenêtre, sur la tête d'un matelot qui ne l'a pas payé, les petits Indiens séminaristes sautent les murs et retournent aux bois, les religieuses dans leur clôture souffrent mille passions tandis que le démon va la nuit tirer les pieds des plus saintes, en claquant les volets, et en faisant surgir à leurs yeux effarés des visions de femmes nues aux prunelles étincelantes, chevauchant des licornes apocalyptiques...
Le comte de Loménie-Chambord mit vivement la phrase de prédiction sur la démone de l'Acadie.
« Une femme très belle, nue, sortait des eaux, chevauchant une licorne... »
Une femme très belle...
Et il s'aperçut qu'il n'avait pas cessé pendant tout ce temps de penser à Angélique de Peyrac. C'était comme si son visage, sa présence étaient inscrits en filigrane dans la lettre qu'il lisait, et il avait l'intuition que le père d'Orgeval, en écrivant, n'avait cessé de l'évoquer aussi, bien qu'il ne l'eût pas rencontrée. Le missionnaire martyr savait tout à distance. Le comte de Loménie-Chambord mit vivement la main dans la poche de sa casaque militaire. Il y rencontra les grains d'un chapelet et ce contact lui fut bienfaisant : la paix revint en lui. Il n'allait pas se laisser égarer. S'asseyant devant la barrique, il rédigea la réponse destinée au père d'Orgeval.
« ...Pour l'instant une politique temporelle et non religieuse s'impose... Voici ce qu'il en est... La guerre ne me paraît pas la seule solution souhaitable quand on recherche la paix des peuples et il m'a semblé sage et dans les intérêts du Canada comme dans ceux du Roy... Monsieur de Peyrac nous a déjà donné des gages de son amitié en ravitaillant des postes français sur la côte de l'Acadie, durant l'hiver... Au surplus, l'Aubignière, Pont-Briand et Maudreuil étant tombés entre ses mains, hier, nous avons été obligés de parlementer et d'engager notre parole. Croyez bien que nous n'en serions venus à bout qu'à la suite de combats sanglants qui de toute façon ne m'ont pas paru s'imposer... J'ai confiance en la loyauté de cet homme... »
Ayant terminé, il sabla vivement l'encre fraîche. Son ordonnance soufflait sur une tige d'amadou afin de faire fondre l'extrémité d'un bâtonnet de cire rouge avec lequel le comte ferma d'un cachet la missive repliée. Dans la cire encore tiède, il y apposa le sceau de sa bague qu'il portait et ses armoiries : deux tours de sable sur champ de gueules, sommées d'un soleil d'or.
Absorbé et préoccupé, il ne prenait pas garde aux Indiens qui couraient de part et d'autre, habitué qu'il était à leur agitation infantile.
Chapitre 16
En compagnie d'Octave Malaprade, Angélique achevait son inventaire. Dans le magasin de Katarunk, il y avait d'amples provisions de maïs, de salaisons et deux coffres en Dois assez bien garnis, des pièces de viande séchée pendues aux solives et même des jambons qui ne paraissaient point de chair sauvage. O'Connell avait élevé des cochons. Pour les chevaux était prévue une sorte de choucroute d'herbages suris dont Angélique avait vu l'amoncellement dans un coin de la cour, derrière les bâtiments.
– L'Irlandais, auquel M. le comte a confié ce poste pendant son dernier voyage, m'a dit qu'il avait élevé quelques porcs venus d'Europe, disait Malaprade. Il en reste encore quatre ou cinq qui paissent dans la forêt et qu'il faudra ramener avant les premières neiges dans l'enclos. On les engraissera quelque temps avec des déchets et on pourra ensuite les tuer pour la Noël. Ainsi prévoyons-nous cinq cents aunes de saucisses, trois cents livres de petit salé, une dizaine de beaux jambons et cent aunes de boudin noir ou blanc. Voici donc de quoi tirer l'hiver sans ennui, même si le gibier se raréfie...
– Cela dépend surtout de la communauté que nous aurons à nourrir, monsieur Octave, répondit Angélique. Si nous devons entretenir toute une garnison, comme en ce moment...
L'homme grimaça :
– Telle n'est pas l'intention de M. le comte. Il m'en a informé ce matin. Si j'en crois les prévisions, ces messieurs du Canada et leurs sauvages nous quitteront demain, à la prime aube.
– O'Connell, c'est ce gros homme rond et roux, n'est-ce pas ? Il n'est jamais là et quand on l'aperçoit, il semble un peu égaré.
– Précisément, c'est la vivacité de ces messieurs canadiens qui l'égare et, surtout, celle du révérend père jésuite qui est passé ce matin. O'Connell s'est embarqué avec les Indiens Abénakis pour descendre le fleuve jusqu'à la mission où il veut recevoir la bénédiction du grand missionnaire et se confesser. Je suis moi-même bon catholique, madame, mais j'estimais qu'aujourd'hui le plus pressé était de savoir où nous en étions de nos vivres. L'hiver approche et ce n'est pas une plaisanterie d'hiverner en ces contrées même si l'on s'est assuré des réserves importantes...
– Vous avez déjà séjourné dans ce pays ?
– J'y ai traîné mes bottes avec M. le comte l'an dernier, oui.
Tout en devisant avec son majordome d'occasion, Angélique continuait à dénombrer les produits d'alimentation entreposés. Il y avait quantité de baies séchées, même des champignons également sèches... Un appoint, mais qui ne serait pas à négliger lorsque, vers la fin de l'hiver, les corps fatigués se lasseraient des salaisons et des conserves. Elle se souvenait de la théorie du vieux Savary, le voyageur, qui disait que, sur les bateaux de haute mer, on mourait moins de scorbut si l'on consommait chaque jour une poignée de fruits sèches, à défaut de fruits frais.
– On les fera tremper dans l'eau et l'on en garnira ensuite des tartes ou tourtes. Oh ! Je sais ce qui me manque, Octave, c'est de la farine blanche pour pétrir un gâteau, ou à défaut une bonne miche de pain. Voici des jours que nous en sommes privés.
– Je crois qu'il y a là quelques sacs, dit le Bordelais.
Angélique se réjouit de la trouvaille. Mais Malaprade fronçait les sourcils en examinant le contenu des sacs.
– Nous n'avons guère plus de vingt livres de farine blanche. Le reste, c'est du seigle et de l'orge. Et, de plus, il s'agit de farine achetée aux Bostoniens. Donc un blé pauvre, mal moulu. De la poussière... les Anglais, vraiment, n'y connaissent rien. Qu'importe, nous allons quand même nous offrir un quignon de pain ce soir. Avec comme levain de la bière d'épinette...
Octave Malaprade mit de côté dans une calebasse la quantité de farine nécessaire à la réalisation de ce projet luxueux. Il inscrivait au fur et à mesure la liste des provisions sur une écorce de bouleau tendue entre deux baguettes de sapin. Il nota trois roues de fromage, des barils de choux aigres, des tonneaux d'huile ainsi que des pots de graisse, des pois secs, des haricots et, sur des bat-flanc, un étalage de courges et de citrouilles bien rangées. Leur inspection les ayant réconfortés tous les deux, Angélique se sentit plus utile devant un avenir qui reprenait des tournures familières.
Hélas ! L'instant suivant se chargea de lui rappeler les réalités de sa nouvelle existence. En sortant du magasin, ils se trouvèrent nez à nez avec une foule d'Indiens qui s'étaient massés là en silence. C'est à peine s'ils purent franchir le seuil pour se glisser tous deux au-dehors. Le Bordelais, croyant à une tentative de pillage, s'empressa de refermer le vantail de bois derrière lui en bloquant tous les loquets.
– S'ils réussissaient à pénétrer ici, ils nous dévaliseraient !... Que veulent-ils ? Qu'est-ce qui leur prend ?
Il connaissait quelques mots de langue indigène. Mais ses questions demeurèrent sans réponse.
Le lieutenant de Pont-Briand, à grands coups de coude, se fraya un passage jusqu'à eux. Il saisit Angélique par le bras et interposa entre elle et l'assaut malodorant des Indiens le rempart de sa remarquable carrure.
– Ne vous affolez pas, madame. Je me suis aperçu que vous étiez en difficulté ; que se passe-t-il ?
– Le sais-je moi-même ? Je ne comprends rien à ce qu'ils réclament !
Les Indiens s'adressèrent au lieutenant. Ils criaient tous à la fois et paraissaient ou angoissés ou extasiés.
– La légende de votre rencontre avec la tortue, signe de l'Iroquois, a voyagé toute la nuit d'un wigwam à l'autre. Ils veulent savoir par vous-même si l'Iroquois est vraiment vaincu et si vous l'avez enchaîné... Pour eux, voyez-vous, le symbole et le songe ont plus d'importance que la vie réelle... Mais ne craignez rien. Je vais vous débarrasser de leur curiosité.
Il parla aux Indiens avec beaucoup de conviction et ceux-ci consentirent à s'éloigner, tout en palabrant entre eux avec animation.
Pont-Briand était heureux de cette occasion qui lui avait été donnée d'approcher Angélique et de se pencher vers elle comme pour la protéger. Il percevait le parfum de sa peau, mais elle ne fut pas dupe, et se dégagea de la main qui tenait son bras.
– Madame, j'aurais voulu vous poser une question.
– Posez toujours votre question.
– Est-ce vraiment bien vous le tireur infernal qui hier m'a mis en si mauvaise posture ? On me l'a dit mais je ne peux y croire.
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