– Retournes-y donc dans ton Paris !... Qu'est-ce qui t'en empêche...

L'Aubignière et Falières éclatèrent de rire car ils savaient très bien pourquoi Pont-Briand n'était pas retourné en France. Il souffrait du mal de mer et son premier voyage lui avait laissé un si atroce souvenir qu'il avait juré de ne plus jamais remettre les pieds sur un navire.

– Pas besoin de retourner à Paris si je trouve ce qu'il me faut ici, grommela-t-il en adressant un regard de défi à ses deux camarades.

Ceux-ci redevinrent sérieux et le coureur de bois lui posa la main sur le bras.

– Écoute, Pont-Briand, je te vois mal parti dans cette affaire, mon cousin. N'oublie pas qu'il y a le comte de Peyrac. Et lui aussi, tu peux m'en croire, il a sa réputation, Castine me l'a dit qu'il est porté sur la galanterie et qu'il sait s'offrir des sauvagesses et qui il veut quand ça lui plaît. Lui aussi c'est un homme qui aime faire l'amour et qui le fait bien. Assez bien en tout cas pour contenter une femme et qu'elle n'ait guère de goût pour les autres de ce fait. Il n'y a qu'à voir la façon extasiée dont elle le regarde. Crois-moi, tu as peu de chances de ce côté. Et lui... il y tient à sa belle garce !...

– Garce !... Mais c'est sa femme, protesta le jeune Falières, choqué de la désinvolture avec laquelle ces deux grossiers parlaient d'une femme qu'il avait pour sa part placée, dès le premier coup d'œil, parmi les grandes dames aussi fascinantes qu'inaccessibles.

– Sa femme !... Savoir : ce sont eux qui le disent !... Et tout d'abord ils ne portent d'anneaux ni l'un ni l'autre !...

Pont-Briand était de ces hommes qui sont capables de faire abstraction totale de réalités évidentes pour plier les faits à leurs seuls désirs et se donner bonne conscience. Il se persuada donc de plus en plus qu'Angélique était libre. Il imaginait volontiers qu'elle était une de ces belles condamnées de droit commun dont le royaume se débarrassait dans ses colonies et qu'on peut ramasser dans les îles des Caraïbes. Si Peyrac se l'était adjugée, pourquoi pas lui ? Ses amis partis, il resta appuyé contre la palissade, à fumer, sans quitter des yeux la porte du magasin par laquelle elle avait disparu.

*****

De l'autre côté de la cour, le comte de Loménie-Chambord, assis devant une barrique dressée qui lui servait d'écritoire, lisait la lettre du révérend père d'Orgeval. Car ce n'était pas le directeur de la mission d'Acadie qui avait célébré la messe ce matin à Katarunk, mais l'un de ses adjoints, le père Lespinas. Celui-ci avait apporté au colonel une missive de son supérieur. Le comte de Loménie lisait.

«  Mon très cher ami, » C'est pour moi une grande privation de ne pouvoir vous rencontrer. Alors que j'allais vous joindre, un événement inattendu – je pourrais presque dire surnaturel – m'a bouleversé et m'a causé une si violente fièvre qu'après avoir dû interrompre mon voyage et avoir regagné à grand-peine le petit village de Modesean, je ne peux quitter la couche où je grelotte encore. Il faudra bien pourtant que je trouve la force de vous écrire.

« Au village où je suis, nos Abénakis fidèles, les Patsuikett et leur chef sont assemblés, venus des sources du Connecticut. Ils n'attendent qu'un signe de vous pour se joindre à vos troupes et vous aider à achever votre sainte campagne en réduisant à l'impuissance non seulement ce parti d'Iroquois qui rôde dans les parages, mais aussi les étrangers indésirables qui s'y installent. Ce serait clôturer notre action par une double victoire et aujourd'hui, où nous célébrons la fête du grand archange Raphaël, je n'ai pu m'empêcher de penser à vous en lisant les paroles du graduel : « Raphaël, l'Ange du Seigneur, saisit le démon et l'enchaîna... »

« Ainsi la force, soutenue par la grâce, n'a pas besoin de mille ruses et de mille combats pour parvenir à ses fins. »

Loménie savait traduire en clair les symboles de son ami d'enfance le jésuite. Peyrac aux sources du Kennebec, c'était « l'Anglais hérétique pénétrant à sa suite au cœur de nos contrées »...

« Le voici enchaîné et réduit à l'impuissance grâce à vos soins. »

Le comte de Loménie tirailla sur sa barbe avec souci. Il y avait un malentendu... Le révérend père jésuite n'avait pas l'air de mettre un seul instant en doute l'arrestation du comte de Peyrac et de sa troupe ; il ne semblait pas envisager qu'une entente pût être possible. Pourquoi alors n'était-il pas venu lui-même jusqu'à Katarunk, après avoir joint l'avant-veille Pont-Briand, Maudreuil et L'Aubignière ? L'incident qu'ils avaient pris dans la nuit pour une apparition démoniaque : une femme sur un cheval, la démone montée sur sa licorne mythique, justifiait-il sa brusque fuite ?...

C'était lui-même, ce père Sébastien d'Orgeval, qui au printemps dernier avait demandé du secours armé contre les étrangers qui s'installaient en Acadie. Loménie fut sur le point de s'embarquer pour rejoindre le jésuite en aval du fleuve. Il y serait le soir même et reviendrait le surlendemain. Mais il se ravisa. Il sentait qu'il ne devait pas quitter ses hommes, ni ses alliés sauvages. La situation était instable, explosive, et sa présence ici indispensable pour éviter l'étincelle dangereuse.

« J'attends avec impatience de vos nouvelles, écrivait encore le père. Si vous saviez comme il m'est doux, mon cher ami, mon cher frère, de vous sentir proche... »

Ici, perçait sous la plume volontairement froide et péremptoire du jésuite cette sensibilité qui faisait son charme et le bonheur de ceux auxquels il donnait son amitié. Loménie était de ceux-là. Leur amitié était lointaine. Elle datait du collège. C'était celle de deux enfants sous de sombres voûtes, serrés l'un près de l'autre, dans la tristesse des aubes froides à l'odeur d'encre et d'encens, le murmure des messes et le marmonnement des leçons. Sébastien d'Orgeval, taciturne et sensible, supportait mal l'austérité de l'internat. Loménie, paisible, doux, mais fort physiquement, de caractère heureux, le soutenait, l'entourait, écartait les ombres qui s'appesantissaient sur cette âme enfantine et qui, peut-être, sans cette amitié, aurait été brisée. Beaucoup de jeunes enfants meurent de langueur et s'éteignent dans l'infirmerie des collèges.

Avec l'adolescence, les rôles s'étaient intervertis, Sébastien d'Orgeval, se développant magnifiquement, brûlant d'un feu sombre, supportant toutes les macérations et les austérités avec une endurance à toute épreuve, entraînait Loménie, aussi robuste mais moins fervent, sur les chemins de la sainteté.

Séparés par leurs études théologiques, les deux amis s'étaient retrouvés, des années plus tard, au Canada. Loménie-Chambord, débarqué le premier en ce pays avec un autre chevalier de Malte, M. de Maisonneuve, y avait fondé l'établissement de Montréal. Il n'était pas étranger à la venue de son ami le jésuite. Ses lettres avaient éveillé en celui-ci, qui était alors professeur de philosophie et de mathématiques au collège d'Annecy, une ardente vocation pour la conversion des Indiens.

Depuis dix ans qu'il se trouvait en Nouvelle-France, le père d'Orgeval faisait merveille. Il y connaissait toutes les contrées, toutes les tribus, toutes les langues, il y avait tout vécu, même le martyre. Aux yeux de Loménie, sa propre action d'expatrié paraissait d'un mérite bien mince, et d'une relative bénignité, à côté de celle de son ami. Il se sentait inférieur, se reprochant parfois d'avoir sacrifié à sa passion des armes une vocation religieuse qui aurait dû être, estimait-il, plus complète. Aussi était-il touché jusqu'au fond du cœur lorsque, dans la correspondance qu'ils échangeaient, un mot, une phrase le rapprochait de cet ami dont l'âme exceptionnelle avait fini par lui inspirer une sorte de vénération. Et à l'instant même il évoquait, penché sur l'écritoire, le profil au front très haut qu'ombrageait une frange touffue de cheveux châtains. Orgeval avait un front immense qui révélait l'intelligence transcendante.

« Avec un tel front, cet enfant ne pourra vivre, se plaisaient à répéter les professeurs de leur collège, sa pensée le tuera. »

Sous des sourcils broussailleux, un regard bleu, étonnamment limpide et très enfoncé, des traits taillés avec noblesse que ne déparait pas le nez désormais cassé par les coups des Iroquois, une bouche opulente et grasse dans une barbe de Christ, c'était là le portrait d'un homme, supportant sereinement d'écrasantes tâches.

Loménie imaginait la plume courant vivement, quoique tremblante à cause de la fièvre, sur l'écorce de bouleau qui lui servait de parchemin. La main qui tenait cette plume était bizarrement boursouflée et rosé, à la suite d'affreuses brûlures, certains doigts, trop courts comme ceux des lépreux, d'autres noircis par le feu, d'autres boudinés par l'arrachement des ongles. Son courage dans le martyre avait inspiré une telle admiration aux Iroquois qu'ils lui avaient laissé la vie sauve. Guéri de ses blessures affreuses, le père d'Orgeval s'était enfui et avait gagné au prix de mille périls la Nouvelle-Hollande d'où un navire l'avait conduit en Europe. Malgré ses mutilations, le Pape lui avait accordé l'autorisation de célébrer la Sainte Messe, et, à Versailles ainsi qu'à Notre-Dame de Paris, le grand jésuite avait prêché devant une assemblée en larmes, et dix femmes s'étaient évanouies. À son retour en Canada, on l'avait envoyé en Acadie, province abandonnée parce que trop lointaine et très menacée parce que trop voisine des possessions anglaises. En y réfléchissant, on ne pouvait trouver homme plus apte et plus préparé à cette mission difficile et qui comportait bien des aspects inconnus. La présence du père d'Orgeval sur les bords du Kennebec et du Pénobscot, grandes voies de pénétration fluviale, prenait une signification politique. Il avait reçu ses instructions du roi même.