– Dors, mon mystérieux amour. Dors ! je ne te quitterai pas. Je resterai auprès de toi pour te défendre...
*****
Un oiseau nocturne hulule au-dehors, lance à plusieurs reprises son cri velouté et lugubre. Des chiens lui répondent et l'on entend les Indiens s'interpeller autour de wigwams d'écorces. Puis le silence retombe.
Joffrey de Peyrac s'est dressé. Ses armes sont prêtes à son chevet, un pistolet chargé sur la table, un mousquet contre le pied du lit.
Puis il s'allonge à nouveau, tend le bras vers sa femme endormie et l'attire contre son cœur. Une nuit, c'est toute une vie.
Dans la nuit gelée, là-haut sur la colline, au sein de la forêt ténébreuse, les Iroquois nus et seuls guettent et observent le fort et leurs yeux de chat brillent entre les branches.
Chapitre 15
Le jour se leva et la veille semblait loin. Cette journée d'automne, aux sources du Kennebec, qui eût pu retentir de l'écho de mousquets fratricides entre des hommes de race blanche et de même langue, s'était achevée dans la paix.
Ce matin, aux alentours du petit poste, la fumée s'élevait de tous les abris d'écorces et dessinait des arabesques d'un blanc pur sur le ciel bleu. Avec la faculté de résurrection des femmes, Angélique se réveillait heureuse, ses appréhensions envolées. Près d'elle, la couche où elle avait reposé gardait la forme d'un corps aimé et lui rappelait ces moments d'oubli, de vie intense qu'il lui avait dispensés. Et c'était comme un rêve miraculeux, et sa main caressait la place vide à ses côtés pour se convaincre. Elle pensa qu'il lui fallait s'occuper de la maison et faire préparer un excellent déjeuner. Angélique était une errante. Depuis Toulouse, la vie l'avait chassée de tant de lieux qu'elle avait pris l'habitude de se sentir chez elle partout. Peu de choses lui suffisaient pour recréer le climat d'intimité qui lui était nécessaire : un bon feu, de la chaleur, quelques objets dans un sac, quelques vêtements confortables, et pour Honorine, sa boîte à trésors. Elle avait aimé ses demeures successives. Elle ne s'était attachée à aucune. La petite loge de la rue des Francs-Bourgeois, où elle avait vécu avec ses deux petits garçons, lui laissait meilleur souvenir que l'hôtel du Beautreillis, où elle donnait de si belles réceptions. Son appartement de Versailles ne valait pas, en souvenirs heureux, l'âtre de La Rochelle, sous l'auvent duquel, le soir avec la vieille Rébecca, elle « grattait » un crabe cuit sur les braises, ou même l'étable de l'abbaye de Nieul, où elle dormait près de son enfant dans la paix surnaturelle des chants d'église. Pourtant, depuis qu'elle avait retrouvé son mari et ses fils, une nostalgie lui était venue d'avoir enfin une maison à elle, où elle les accueillerait et les entourerait de soins. L'élan naturel qui porte les femmes à bâtir et rebâtir sans cesse le nid détruit n'était pas mort en elle. Aussi, ce matin, avait-elle toutes sortes de projets en tête, qu'elle était décidée à réaliser, même sans attendre le départ des Français.
Elle trouva dans la salle voisine les Jonas penchés sur les interstices de la petite fenêtre afin d'examiner la cour du poste.
– Dame Angélique, nous ne sommes point tranquilles, lui dirent-ils en baissant la voix et en jetant autour d'eux un regard circulaire comme s'ils s'attendaient à voir surgir le diable du plancher. Il paraît qu'il est venu un missionnaire dire la messe pour les militaires français... Un jésuite...
Ils prononcèrent ce dernier mot avec des yeux si exorbités qu'Angélique se retint de ne pas sourire.
Il y avait un drame dans la vie de ces gens-là. Huguenots de La Rochelle, ils avaient des années auparavant vu un certain matin leurs deux petits garçons âgés de sept et huit ans partir pour l'école, et ceux-ci n'étaient jamais revenus. On avait su que les deux enfants protestants ayant commis l'imprudence de s'arrêter sur le passage d'une procession catholique pour contempler avec curiosité les chasubles brodées et les ostensoirs d'or, des bonnes âmes s'étaient avisées de leur désir certain de conversion manifesté par cet intérêt et les avaient conduits aux jésuites. Une charrette d'enfants protestants, enlevés à la garde de leurs parents, quittait précisément la ville. On y avait fait monter les deux garçonnets. Toute démarche pour les retrouver, ou même savoir ce qu'ils étaient devenus, était demeurée vaine. Il fallait comprendre leur effroi aujourd'hui. Elle-même, Angélique, avait partagé les dangers sans nombre éprouvés par les Huguenots français, obligés de fuir un royaume où la persécution à leur endroit s'aggravait chaque jour, mais elle était catholique, elle avait été élevée au couvent, et l'un de ses frères, Raymond, appartenait à la Compagnie de Jésus.
– Ne vous affolez pas, leur recommanda-t-elle. Nous ne sommes plus à La Rochelle. Je vais aller aux nouvelles, je suis persuadée d'avance que ce brave missionnaire n'a rien de bien dangereux.
Dans la cour, elle découvrait un objet, inattendu certes, mais qui n'avait en soi rien d'alarmant ! C'était un autel portatif, en bois doré sculpté. De grands Indiens, couverts de médailles, s'occupaient à l'arrimer sur un cadre de bois que deux esclaves portaient sur leurs épaules. Leur chef était un homme d'une haute stature, mince et souple. Il se drapait dans une fourrure d'ours noir et il tenait à la main une lance. Son profil aigu, à la lèvre supérieure s'avançant sur deux dents proéminentes, lui donnait une expression d'écureuil moqueur.
En passant, Angélique crut bon de le saluer, mais il ne répondit pas à son salut. Quelques instants plus tard, ils étaient sortis de l'enceinte du poste. Après leur départ, la cour apparut à peu près déserte. Il restait encore trace du festin de la veille : cendres et tisons refroidis à l'emplacement des trois foyers, lambeaux de charogne qu'un chien jaune flairait et grignotait sans appétit. D'ossements point, et tous les récipients, depuis les grandes chaudières jusqu'aux bols d'écorce, avaient été enlevés. Le vieillard Eloi Macollet, son bonnet de laine rouge sur les sourcils, fumait, assis sur un banc, au soleil, appuyé contre le mur de l'habitation. Il lui jeta un regard oblique, à l'indienne, et ne parut pas entendre son salut, lui non plus.
Dans un coin, près du magasin, elle trouva Honorine et les deux petits garçons d'Elvire occupés à admirer les exercices du plus jeune des tambours. Ce gamin, assez malingre, qui ne semblait guère avoir plus de douze à treize ans, disparaissait littéralement sous son tricorne et sa capote militaire bleue. Cependant ses poignets maigres étaient doués d'une agilité et d'une force peu communes. On ne voyait plus passer ses baguettes lorsqu'il se lançait dans des roulades surprenantes.
– Il nous a promis de nous apprendre, dit Honorine, très excitée.
La caisse du tambour était plus haute que sa petite personne, mais elle ne doutait pas de parvenir très vite à une parfaite maîtrise.
Angélique repartit. En chemin, elle se heurta au Bordelais Octave Malaprade.
– Madame, nous ne sommes pas des sauvages, lui dit cet homme, et nous ne pouvons continuer à nous sustenter avec de la graisse d'ours. Il me faut dresser un menu avec des vivres de bon chrétien. Pouvez-vous m'y aider ?
Il avait été cuisinier sur le Gouldsboro et se comportait moins comme un maître-gargotier que comme un intendant. Les Bordelais sont fins gourmets de race. L'accent chantant du Médoc, qui relevait ses paroles d'une pointe méridionale, évoquait des agapes de cèpes à la crème et d'entrecôtes onctueuses nappées de la célèbre sauce au vin rouge et aux échalotes, que l'on déguste dans les tavernes de Bordeaux.
On était loin, dans ce pays barbare, de pouvoir s'offrir de tels chefs-d'œuvre, mais, avec l'imagination de l'artiste, Malaprade voyait déjà le parti que l'on pouvait tirer des produits locaux.
En compagnie d'Angélique, il pénétra dans le magasin préposé aux vivres. Il avait déjà inventorié, dit-il, la petite cave qui ne contenait que des barriques de vin, de la bière et des flacons d'eau-de-vie.
Tandis qu'Angélique se livrait à l'inspection, elle eût été bien étonnée d'apprendre qu'elle occupait d'une façon tout à fait impérieuse et inusitée les pensées des deux hommes aussi différents l'un de l'autre que le chevalier de Malte Loménie-Chambord et son lieutenant, M. de Pont-Briand.
Ce dernier revenait en compagnie de Romain de L'Aubignière et du second lieutenant Falières de l'esplanade où la messe avait été célébrée.
Il eut le temps d'apercevoir Angélique avant qu'elle ne disparût par la porte du magasin, et se figea net.
– Cette femme ! Oh ! cette femme !
L'Aubignière poussa un soupir excédé.
– Ça te tient encore ?... J'espérais qu'après avoir cuvé tes chopines d'eau-de-vie tu cesserais de faire l'imbécile.
– Tais-toi donc ! tu n'y connais rien. Est-ce que tu n'es pas capable de voir qu'une femme comme celle-là, ça ne se rencontre qu'une fois dans l'existence ? Elle est belle, oui, mais elle a quelque chose de plus. Veux-tu que je te dise ?... On sent que c'est une femme qui aime faire l'amour, et qui le fait bien...
– Et tu as deviné tout cela d'un coup ?... fit le coureur de bois ironique. Qu'as-tu besoin de d'amouracher d'une Blanche ? Tu as la fille du chef Faronho, et toutes les sauvagesses que tu veux, au fort Saint-François, où tu règnes en prince !...
– J'aime bien les sauvagesses, dit le petit Falières. C'est drôle... Elles n'ont pas de poils !... Elles sont lisses partout comme des enfants.
– Justement, moi, j'ai envie de retrouver du poil, c'est doux à la main...
– Tais-toi, paillard. Tu perds l'entendement.
– J'en ai assez des sauvagesses. Je veux de la peau blanche ! Une femme qui me rappelle celles de ma jeunesse, que je basculais dans les bourdeaux de Paris. Ah ! c'était bon et l'on riait bien...
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