Angélique songeait à celui qu'elle avait aperçu entre les arbres, près de la source... Aux Français qui étaient venus du Nord, du froid Saint-Laurent, pour les guetter, les abattre peut-être... À ses deux fils et à leur énigmatique jeunesse. Elle songeait à Honorine... N'y aurait-il pas toujours quelque chose d'insurmontable entre sa fille et elle et qu'elles ne pourraient franchir ? Elle pensait aussi à son mari et aspirait tour à tour à ce qu'il vînt la rejoindre et à ce qu'il la laissât seule.
L'angoisse continuait à l'oppresser. Elle ne savait pas exactement pourquoi. Elle tendit ses mains à la flamme.
La flamme jaillit et crépita. Angélique se raccrochait à des choses connues et qu'elle pouvait encore domestiquer : le feu, la menthe sauvage...
Le loquet d'une porte sauta et, en apercevant sur le seuil de la chambre la haute stature de Joffrey de Peyrac, elle songea, envahie d'une joie et d'une faim qui faisaient courir plus vite son sang dans ses veines : « Il est revenu... Il ne me laissera pas... Il sait que j'ai besoin de lui... Il a besoin de moi... Heureusement que nos corps s'entendent... »
Chapitre 13
Lorsqu'il avait franchi la porte de l'habitation, Joffrey de Peyrac avait été saisi par la crainte de ne pas la trouver là. Elle l'avait fui si brusquement, tout à l'heure au bord du fleuve. À ce moment-là il avait hésité à s'élancer derrière elle, puis il avait craint que son humeur ombrageuse s'en irritât.
D'ailleurs, avant de la rejoindre, il lui fallait placer des sentinelles pour la nuit. Des sentinelles qui surveilleraient les sentinelles françaises. Il y aurait un de ses hommes pour chaque groupe de Français ou d'Indiens. Durant les heures de la nuit, Cantor gratterait de la guitare pour les soldats et leur chanterait des chansons du pays.
– Alouette, gentille alouette... Alouette, je te plumerai... À savoir qui plumerait l'autre ?
Florimond viendrait le relayer aux premières heures du jour et si les soldats se décidaient enfin à dormir, Florimond en ferait autant, mais d'un œil. Telles étaient les consignes de Peyrac.
Octave Malaprade offrirait ses services aux officiers ; lorsque ceux-ci auraient regagné leurs couches, Yann Le Couénnec prendrait la relève prêt à bondir au moindre mouvement de ces messieurs.
Toute la nuit, Perrot, Maupertuis et son fils iraient de wigwam en wigwam parmi les Algonquins, les Hurons et les Abénakis, parlant avec les capitaines indiens, fumant avec eux, les entretenant de bons souvenirs.
Car on était tous bons amis, n'est-ce pas ? Mais il valait mieux ne pas se perdre de vue un seul instant.
Enfin, le comte de Peyrac avait pu regagner l'habitation et tout à coup il avait songé : Et si elle n'était pas là ?
Tant de jours, tant d'années il a vécu sans elle, avec la plaie de son absence à son flanc !
Maintenant qu'ils sont réunis, parfois cela lui semble fou. Il doute. Elle n'est plus là. Elle a de nouveau disparu.
Elle est redevenue une ombre, souvenir amer, souvenir torturant, lorsqu'il l'imaginait dans les bras d'autres hommes ou bien morte dans les sables du désert, au Maroc5. Atterré, il contemplait la première pièce déserte. Puis il vit une lumière sur la gauche par l'entrebâillement d'une porte et entendit craquer un feu. D'un grand pas, il bondit et la vit. Elle était là, agenouillée devant l'âtre, avec ses cheveux dorés sur ses épaules et tournant vers lui ses grands yeux au regard inoubliable.
Alors il repoussa sans bruit le battant de la porte et tourna la grosse clé grossièrement forgée dans la serrure.
Puis il s'approcha à pas lents et s'appuya à l'auvent de la cheminée de galets.
« Rien ne pouvait les séparer, songeaient-ils tous deux, en cet instant. Rien, tant que leur seule vue les emplirait chaque fois d'un si pressant besoin de se rejoindre, de s'aimer. »
Elle pensait que pour avoir la joie de le sentir là, présent, solide, planté sur ses hautes jambes dures, bottées de cuir noir, elle accepterait tout.
Il pensait que pour avoir le droit de la prendre dans ses bras, de poser ses lèvres sur ses lèvres, de caresser sa taille pleine et flexible, il lui pardonnerait tout... Elle le regarda de bas en haut et vit qu'il souriait à demi.
– Je crois que la boisson m'a égaré l'esprit ce soir, dit-elle à mi-voix avec une confusion sincère. Voulez-vous me pardonner des paroles qui ont dépassé ma pensée ?... Vous n'avez pas tué Wallis, n'est-ce pas ?
– Non, je m'en voudrais de vous causer une telle peine. Il n'en reste pas moins que cette bête est dangereuse et que je lui garde rancune des dangers qu'elle vous a fait courir... Mais je reconnais que j'ai commis une grosse bévue en ne vous avertissant pas de mes intentions de l'abattre, une erreur indigne d'un homme qui se posait jadis en maître de l'Art d'Aimer. À votre tour, madame, veuillez me pardonner. Il y a trop longtemps que je ne considère plus les femmes comme j'aimais à le faire, au temps de Toulouse. La Méditerranée est une mauvaise école pour ce propos. La fréquentation des odalisques molles et sottes vous déshabitue de voir en une femme un être pensant. Jouet, objet de plaisir ou esclave, on est porté à les mépriser... Dites-moi où êtes-vous allée courir, ce soir, pour vous calmer, après m'avoir quitté ?...
– Là-haut, sur les collines vers l'ouest. J'ai découvert un ruisseau près duquel pousse de la menthe sauvage...
– Prenez garde !... C'est une grave imprudence de s'éloigner ainsi du camp... Les dangers sont partout et... je ne suis sûr de personne. Promettez-moi de ne plus recommencer, ma chérie !
De nouveau le serpent de l'angoisse se leva dans le cœur d'Angélique.
– J'ai peur, murmura-t-elle.
Et, le regardant en face, avec tout son courage :
– J'ai peur, répéta-t-elle. Je vous déçois, n'est-ce pas ? Je vous avais dit que je n'aurais jamais peur, que vous pouviez m'emmener et que je serais forte et que je vous aiderais, et puis voilà !...
Elle tordit ses mains avec angoisse.
– Rien ne va comme je l'avais prévu. Je ne sais pas si j'ai pris les choses par le mauvais bout ou si... tout ici me révulse. Je me demande ce que nous sommes allés chercher dans ces solitudes effrayantes et dangereuses où trop d'ennemis nous guettent. Il me semble que ces énormes distances ne peuvent que nous séparer, que ce n'est pas une vie pour nous et que je n'ai pas ou je n'ai plus les qualités nécessaires pour l'affronter.
Elle répéta :
– Je vous déçois, n'est-ce pas ?
Elle préférait qu'il le dise tout de suite, qu'il l'accuse, qu'il se dévoile, enfin ! Mais il resta silencieux et elle voyait les lueurs du feu jouer sur sa face ravinée et durcie, indéchiffrable.
– Non, vous ne me décevez pas, mon amour, dit-il enfin. Au contraire, j'aime savoir que vous n'êtes ni dupe ni inconsciente... De quoi avez-vous peur exactement ?
– Je ne sais pas, avoua-t-elle avec un geste d'impuissance.
Car il y avait trop de choses et, s'il lui avait fallu préciser, aurait-elle pu dire que ce qui la faisait trembler, c'étaient des choses informulées, comme ce poids d'un regard invisible derrière les arbres ?... Et lui aurait-elle parlé de l'Indien entrevu ce soir ?... Elle secoua la tête...
– Dommage, répondit-il, cela nous aurait peut-être éclairés que vous sachiez nettement ce qui vous effraye.
Dans une poche de son justaucorps, il prit une feuille de tabac roulée en forme de cigare. Parfois il délaissait la pipe. Elle aimait le revoir fumer comme au temps du Gai Savoir. Avec empressement, elle lui tendit une petite branche au bout incandescent. Il laissa lentement la fumée s'échapper de ses lèvres.
– Ce dont j'ai peur, reprit-elle en hésitant, c'est surtout de m'apercevoir que je me suis fourvoyée. Et que je suis incapable de m'habituer à ce pays, ni aux gens qui l'habitent... ni même à vous, acheva-t-elle avec un sourire qui atténuait sa déclaration. C'est encombrant une femme, n'est-ce pas, mon seigneur ?...
Et elle lui dédiait, avec la grâce de son sourire, l'hommage du sentiment ardent qui l'habitait. Il eut un petit hochement de tête affirmatif.
– Oui, certes, c'est encombrant une femme qu'on ne peut regarder sans avoir envie de faire l'amour.
– Ce n'est pas cela que je voulais dire.
– Moi si !
Il marchait à travers la pièce en s'enveloppant de fumée bleue.
– C'est vrai, ma chère, vous m'embarrassez fort. Je dois garder la tête froide et pourtant, quelle que soit l'heure du jour, votre approche me trouble. J'ai des envies terribles de m'isoler avec vous, de vous serrer dans mes bras, de vous embrasser longue ment, de vous écouter ne parlant qu'à moi seul, de vous contempler... Mais d'autres tâches me requièrent et, pour un peu, elles me paraîtraient superflues dès que vous apparaissez. Votre voix me donne des frissons, votre rire me laisse interdit. J'oublie où je suis...
Il avait quand même réussi à la faire rire. Un peu de rosé revenait à ses joues.
– Je ne vous crois pas. Vous dites des folies.
– Folies, peut-être, mais réalités. Je ne nie rien. Et je ne suis pas encore au bout du compte. C'est encombrant, certes, une femme qu'aucun homme ne peut s'empêcher de regarder sans émerveillement et qui, si loin qu'on l'emmène au fond des plus arides déserts, risque de me susciter les pires ennemis. Au Gai Savoir de Toulouse, j'étais au moins le maître, j'étais connu, considéré, craint. Bien peu auraient osé se poser en rivaux. Ici, il n'en va pas de même, il me reste à enseigner aux gens du Dawn-East comme à ceux de la Nouvelle-France que je ne suis pas un mari complaisant. Je prévois duels, embuscades et démonstrations sanglantes. Mais qu'importe ! Je n'échangerais pas les tourments que me cause votre présence contre la tranquillité, parfois amère, de ma solitude.
"Angélique et le Nouveau Monde Part 1" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique et le Nouveau Monde Part 1". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique et le Nouveau Monde Part 1" друзьям в соцсетях.