Angélique eut un hoquet. Elle crut qu'elle allait éclater en sanglots. Elle se détourna et s'enfuit aussi vite qu'elle pouvait dans un tel état de surexcitation qu'elle vola sans trébucher une seule fois.
Elle ne s'arrêta qu'à bout de souffle près d'un petit ruisseau où le couchant se reflétait. D'instinct, elle avait couru vers la lumière, là où la plaine et les montagnes se montraient encore tout embrasées par les rayons du soleil disparu. Elle avait tourné le dos à la nuit et au brouhaha du camp et, maintenant, dans le silence, le bruit de sa propre respiration lui paraissait énorme, comme amplifié. On aurait dit que tout un paysage grandiose et taciturne se figeait soudain pour écouter cette femme solitaire reprendre haleine.
« Décidément, je suis complètement saoule, songeait-elle. On m'y reprendra à boire de leur fichu alcool canadien !... Qu'ai-je donc raconté à M. de Loménie, tout à l'heure ?... Il me semble même que je lui ai dit qu'on m'avait vendue comme esclave au batistan de Candie ! Oh ! c'est épouvantable !... Et à Joffrey ? Comment ai-je pu lui parler sur ce ton ?... Et encore devant l'un de ses hommes, justement Clovis, le pire de tous !... Joffrey ne me pardonnera jamais. Mais pourquoi aussi ! Pourquoi est-il tellement... tellement... » Les mots la fuyaient. Sa vue était encore brouillée. Elle respira profondément et les battements de son cœur commencèrent à s'apaiser. Son grand manteau couleur d'amarante se gonflait sous les assauts du vent...
Au bord de l'horizon, de petits nuages gris perle, allongés, entassés, se confondaient avec les sommets des Appalaches. Vers l'ouest, peu à peu, les monts s'effaçaient, dans une brume couleur de safran. En revanche, la plaine allongée à ses pieds devenait sombre, mais d'une obscurité pétrie de lumière qui faisait songer à la translucidité fugace du mercure, sur des lieues et des lieues, et se rayait de mille lacs d'or pur d'un éclat insoutenable. Sous cette armure, sous ce voile épandu, aux approches de la nuit, Angélique devinait la vraie nature de cette terre abandonnée aux Arbres et aux Eaux, dans un renouvellement incessant et cependant stérile, et le lent mouvement des montagnes étirées jusqu'à l'infini lui donnait envie de gémir sourdement comme devant un mal immense. Pas une fumée ne s'élevait lentement d'un point quelconque pour trahir une présence humaine. Le désert ! La terre morte !
Elle tomba à genoux, accablée.
Près d'elle, des feuillages bordant le ruisseau exhalaient une odeur ténue, un peu acre, mais qu'elle reconnut. Elle s'en saisit, froissa la plante entre ses paumes.
– De la menthe ! De la menthe sauvage...
Soudain, elle plongeait son visage entre ses mains, se grisait de cet arôme enfin familier qui lui rappelait les bosquets de son enfance. Elle s'ébroua dans cette odeur avec une sorte d'exaltation et elle soupirait en passant sur ses joues, sur ses tempes, ses mains parfumées. Angélique regarda autour d'elle, lentement, et elle léchait sur ses lèvres la saveur du vent. Mais lorsque son regard atteignit la lisière du bois, elle détourna vivement la tête. Elle continua à fixer les montagnes lointaines, l'esprit vide, se demandant si elle avait rêvé. Qu'avait-elle donc vu briller à travers les troncs immobiles ? Des yeux !
Elle regarda encore deux fois dans la même direction et, chaque fois, ensuite, elle revenait à la contemplation de la plaine obscure où les lacs continuaient d'étinceler comme de longues flaques d'or parsemées d'îles brunes.
Enfin, la troisième fois, elle ne se détourna plus.
C'était un arbre devenu homme, une colonne de chair vivante parmi les troncs de bois, mais de la même sombre et impassible couleur.
Il y avait là un Indien debout, qui la regardait, si intimement mêlé à la pénombre de la forêt et si parfaitement immobile que rien ne semblait le distinguer, dans son essence, des arbres qui l'entouraient. Il était dressé parmi eux comme parmi ses semblables. Il vivait de la même vie végétale, aux pulsations cachées, né de l'humus, prisonnier de ses racines et, comme eux, témoin secret et muet, plein d'orgueil, des temps et des saisons. Un arbre aux yeux vivants. Deux fentes d'agate dans une écorce lisse.
La lueur soufrée, qui filtrait les branches, descendait le long de ses épaules, de ses bras et de ses hanches et accusait sa musculature puissante.
Un collier de dents d'ours, blanches et luisantes, soulignait la base de son cou très long, mais cependant très large et fortement musclé, et des deux côtés duquel se gonflaient des pendants d'oreilles, en forme de boules écarlates. La face était courte et ronde, avec des méplats puissants, nez, pommettes, orbites largement modelées au-dessus d'une bouche longue et farouche.
Les oreilles écartées, grandes et pointues vers le sommet, ne semblaient pas tout à fait appartenir à cette tête taillée dans la masse, mais y avoir été rajoutées, avec leurs pendeloques comme ornements.
Partant du milieu du front, une énorme touffe de cheveux allait en s'épaississant jusqu'au sommet du crâne rasé, où là elle s'épanouissait en gerbe mêlée à des plumes d'aigles, à des queues de mouffettes noires et blanches.
Il était coiffé comme un Huron.
MAIS CE N'ÉTAIT PAS UN HURON ! C'était une certitude glacée qui la faisait examiner l'Indien, proche pourtant d'elle de six pas, avec l'attention que l'on porte à un animal dangereux. Mais, en même temps il y avait au fond d'elle quelque chose qui se refusait à l'accepter comme une réalité humaine car il ne bougeait pas. Il avait l'immobilité du rocher. Et même ses yeux brillants perdaient de leur vie, à force d'être fixes et sans mouvement.
Elle fut tout à coup persuadée qu'il n'existait pas, qu'elle avait la berlue. Alors elle sentit son odeur dans le vent, l'odeur fauve de l'Indien, oint de graisse d'ours rance, imprégnée de tabac et de sang, et cachant peut-être dans les plis de son brayet de peau des scalps mal sèches.
Cette odeur-là était bien réelle, la fit bondir sur ses pieds, dans un réflexe d'horreur. L'Indien ne bougeait toujours pas. Angélique se mit à reculer doucement. Bientôt, elle ne le vit plus car le crépuscule tombait et l'ombre sur la terre était dense. Alors, se retournant, elle courut vers le fort, avec la terreur de sentir une flèche se planter entre ses épaules.
Étonnée d'être en vie, elle se retrouva sans mal devant le poste, parmi le mouvement bruyant du campement indien. Elle fut sur le point de crier « Alerte aux Iroquois »... mais se retint. Elle n'était plus très sûre de ce qu'elle avait aperçu là-haut... Pourtant ce n'était pas un Huron... Les Hurons vivent depuis trop longtemps à l'ombre des Français, suivant leurs traces, participant à leurs guerres, campant aux abords de leurs villes, mangeant leurs restes, priant leur Dieu.. Ce sont des chacals, toujours en bandes. Ils ne rôdent pas ainsi, seuls et farouches dans les bois, comme les loups.
Elle les voyait là, dansant, secouant leurs grelots, leurs panaches, leurs médailles et, au passage, des mains sales essayaient de caresser son manteau. Elle franchit l'entrée, traversa la cour et très vite elle put fermer sur elle la porte de la petite habitation.
Toute cette course, cette rencontre, ces allées et venues dans un silence peuplé d'ombres, traversé de vent et de bruits indistincts, avaient eu l'incohérence d'un cauchemar. Angélique se sentait dans l'état d'esprit de l'être qui rêve, conscient de vivre certains actes, mais ayant oublié qui il est et ce qu'il recherche. Elle se rappelait qu'elle avait couru à droite, à gauche dans le crépuscule, comme fuyant d'insupportables menaces, elle avait cru trouver la paix en cueillant la menthe sauvage, elle avait regardé vers un arbre et elle avait vu que ce n'était pas un arbre mais un Indien et, en regardant l'Indien, elle avait vu que ce n'était pas un être humain mais l'image de la haine, et maintenant elle ne savait vraiment plus si elle avait vu tout cela. Le feu mourait dans l'âtre de la salle d'entrée. Il n'y avait personne. L'impression d'irréalité se prolongeait et, pendant un instant, Angélique ne se rappela plus au juste ce qu'elle avait espéré trouver ici. Un bruit obsédant, qui s'amplifiait, puis retombait, se renouvelant sans cesse, la rappela à elle. Elle tressaillit. Elle n'arrivait pas à saisir la signification de ce bruit qui troublait le silence pesant, à intervalles réguliers. Enfin, elle comprit. C'était simplement Maître Jonas ronflant dans la chambre voisine. Angélique respira et se moqua d'elle-même. Ses amis s'étaient mis au lit, profitant du rustique confort si bien gagné après des semaines de caravane. Tout le monde dormait à poings fermés, y compris Honorine, sans doute. Sur la table, des écuelles empilées après avoir été lavées trahissaient le souci des ménagères protestantes de laisser la maison en ordre avant de prendre du repos. Le baquet qui avait servi aux ablutions séchait dans un coin. On avait soigneusement épongé les flaques d'eau à terre et les débris de repas sur la table de gros bois.
Une chandelle, plantée dans un bougeoir, attendait avec, à côté, un briquet à tige d'amadou. La jeune femme battit le briquet et, le bougeoir en main, gagna la porte sur la gauche. La chambre d'où elle était sortie quelques heures auparavant était vide aussi. Mais quelqu'un, discrètement, peut-être Elvire, avait enlevé ses vêtements de voyage et ses bottes, pour les nettoyer, et avait relevé les courtines du lit grossier et rabattu le coin du drap de lin comme pour un apprêt à une nuit reposante. Angélique dédia un remerciement amical à la gentille jeune femme et alla s'agenouiller devant l'âtre pour ranimer le feu. Machinalement ses doigts déliés, habiles à toutes les besognes, cassaient les branchettes, rassemblaient les bûches, évitaient les longues épines des genévriers avant d'en jeter une bourrée sur les flammes pour les rendre odorantes. Le feu en s'élançant eut des craquements vivants.
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