– L'Iroquois est là autour de nous. Il rôde comme un coyotte affamé. Il veut la destruction des enfants de l'Aurore. Nous l'avons rencontré au bord de nos territoires. Il nous annonçait la guerre. Mais la femme blanche n'a pas craint de l'affronter et l'a précipité dans les eaux. Et maintenant l'Iroquois a perdu sa force. Il le sait. Il va demander la paix.

– Dieu t'entende, répondit Perrot.

– Encore cette histoire de tortue !... dit Angélique à Loménie. Sur le moment j'ai eu peur, je l'avoue. Mais j'étais loin de donner à cet accident une portée aussi mystique. Cela a-t-il vraiment tant d'importance ?

Elle but une gorgée d'eau-de-vie et huma dans le fond du verre un parfum de marc de pommes. Loménie l'observait en souriant.

– Je crois que vous commencez à vous rassurer, dit-il. Vous en êtes au stade où les histoires d'épouvante quotidienne ne vous font pas plus d'effet que les derniers ragots du voisinage. Vous verrez, on s'habitue très vite.

– C'est peut-être grâce à cette généreuse eau-de-vie, et aussi grâce au soutien de votre gentillesse pour moi, fit-elle en lui glissant un regard affectueux. Vous savez si bien vous y prendre avec les femmes... Oh ! ne vous méprenez pas. Je veux dire que vous avez une façon à vous, rare chez un homme de guerre, de leur inspirer confiance, de les rassurer, de leur donner l'impression qu'elles existent. Où avez-vous acquis ces talents, monsieur de Loménie ?

– Eh bien, fit le comte sans se déconcerter, je pense que c'est durant les années pendant lesquelles je me suis trouvé au service de M. de Maisonneuve.

Et il raconta comment il était arrivé au Canada lorsque ce courageux gentilhomme était venu fonder Ville-Marie en l'île de Montréal. Alors des couples arrivaient de France ou des filles du roi qu'on envoyait ici pour se marier avec les colons. Lui, Loménie, était chargé d'aller les accueillir au bord du fleuve Saint-Laurent, de les guider et de les encourager dans leur existence nouvelle, combien déconcertante.

– Nous vivions alors en butte aux attaques incessantes des Iroquois et il n'y avait pas homme qui ne risquât de se faire enlever la chevelure dès le seuil de sa propre maison. Les colons moissonnaient leur fusil à portée de la main. Les filles du roi qu'on nous envoyait étaient pour la plupart gentilles, accortes et de bonnes mœurs, mais peu avisées dans la tenue d'une maison ou des travaux des champs. Mlle Bourgoys et moi nous étions chargés de faire leur instruction.

– Qui était cette demoiselle Bourgoys ?

– Une sainte fille venue de France à seule fin d'instruire les enfants des colons.

– Seule ?

– Seule tout d'abord, sous la protection de M. de Maisonneuve. Notre gouverneur ne jugeait pas possible à l'époque d'amener en un poste si avancé un ordre de religieuses. Nous vivions le plus souvent tous rassemblés dans le fort. Mlle Bourgoys soignait les blessés, lavait le linge, apprenait aux femmes à tricoter et s'occupait d'apaiser les petites querelles.

– J'aimerais connaître cette femme, dit Angélique. Est-elle encore au Canada ?

– Certes ! Au cours des années, elle s'est trouvé des compagnes pour l'aider dans sa tâche et elle est maintenant à la tête d'une petite congrégation qui instruit plus d'une centaine d'enfants à Ville-Marie, et aussi dans les villages éloignés aux environs de Québec et à Trois-Rivières. Pour ma part, Montréal pouvant vivre maintenant de ses seules forces et M. de Maisonneuve ayant été rappelé en France, j'ai repris du service sous les ordres de M. de Castel-Morgeat, gouverneur militaire de la Nouvelle-France. Mais je ne suis pas près d'oublier le temps où je me travestissais en maître-queux pour enseigner aux petites Françaises nouvellement débarquées des recettes culinaires capables de retenir leur mari au foyer.

Angélique riait en imaginant l'officier ceint d'un tablier bleu et inculquant les rudiments de la cuisine familiale à quelque goton de village, ou orpheline de l'hôpital général dont l'Administration s'était généreusement débarrassée en l'envoyant se marier au delà des mers.

– Cela devait être merveilleux de vivre en votre compagnie, d'être accueilli par vous. Toutes ces femmes devaient être folles de vous ?...

– Non, je ne crois pas, dit Loménie.

– Vous m'étonnez. Vous êtes si charmant !...

Loménie riait, se rendant compte qu'elle commençait à être un peu ivre.

– Cela ne faisait pas des drames passionnels ? interrogea Angélique.

– Non, je vous assure, madame. Voyez-vous, nous, nous étions une très pieuse assemblée aux mœurs rigoureuses. Sans cela, nous n'aurions pu nous maintenir ainsi aux avant-postes de la chrétienté. Moi-même je suis un religieux, j'appartiens à l'ordre des Chevaliers de Malte. Angélique ouvrit la bouche avec stupeur.

– Oh ! quelle folle je suis !

Puis elle s'écria avec extase :

– Un chevalier de Malte ! Quel bonheur ! J'aime tellement les chevaliers de Malte. Ils ont essayé de me racheter lorsque j'ai été vendue comme esclave au batistan de Candie... Enfin, ils ont fait de leur mieux... Les enchères étaient trop lourdes, mais je n'oublierai jamais leur geste... Et quand je pense à toutes les sottises que je vous ai dites ! Oh ! je suis impardonnable !

Elle renversa en arrière son cou ravissant et éclata de rire... Tous, y compris Loménie, la regardaient avec enchantement. Le rire d'Angélique leur révélait sa présence féminine avec une réalité troublante.

Peyrac serra les mâchoires. Il l'avait observée avec passion, subissant son charme, mais maintenant il se sentait envahi de colère contre elle, lui en voulait de sa séduction éclatante, de ses regards et de son fou rire, et de son attitude teintée de coquetterie envers Loménie. L'homme lui plaisait, c'était visible ! Et puis elle avait trop bu. Qu'elle était belle, mordious !

Ce rire remuait du bonheur au fond des cœurs.

Non ! décidément, on ne pouvait lui en vouloir d'être si belle et d'attirer tous les regards. Elle avait été créée pour éblouir...

Il saurait lui rappeler, cette nuit, qu'elle n'appartenait qu'à lui seul !... Clovis l'Auvergnat, gnome ténébreux, en bonnet de laine, surgit soudain aux côtés de Peyrac. Il portait un mousquet sous le bras.

– J'm'en va abattre la jument, monsieur le comte, chuchota-t-il. Peyrac lança encore un regard dans la direction d'Angélique. Si elle était un peu folle, en revanche, à Loménie, on pouvait faire confiance.

– Bien, je t'accompagne, dit-il en se levant.

Chapitre 12

Angélique sursauta si fort que Loménie, surpris, avança la main comme pour la retenir.

– Ce n'est rien, balbutia-t-elle, mais est-ce que ?...

Elle venait de s'apercevoir que la place de son mari était vide. Elle se dressa d'un bond.

– Excusez-moi, il faut que je me retire...

– Déjà, madame, nous en sommes tous désolés ; ne pouvez-vous pas rester encore un peu ?

– Non, non, il faut que je dise deux mots à M. de Peyrac... et je vois qu'il est sorti.

– Permettez-moi au moins de vous accompagner.

– Non, je vous en prie... Restez avec vos amis... Je peux très bien...

Mais Loménie se comporta comme doit le faire tout galant homme à l'égard d'une aimable femme qu'il devine légèrement prise de boisson. Sans insister, il ne l'en soutint pas moins jusqu'au seuil, lui ouvrit la porte et ne la quitta que lorsqu'il se fut assuré que l'air du dehors lui avait fait du bien et qu'elle se tenait sur ses jambes et se trouvait à deux pas de son habitation.

Dès qu'il l'eut quittée, Angélique se jeta à travers la cour. Celle-ci était plus encombrée que jamais.

Angélique se fraya un passage sans douceur jusqu'à la porte de la palissade. Elle aperçut son mari qui descendait vers les prairies basses au bord du fleuve avec à ses côtés la silhouette courte du forgeron auvergnat portant un mousquet.

Elle s'élança en courant.

Il n'était pas facile de circuler parmi les souches traîtresses, elles-mêmes tout enchevêtrées par des plantations de haricots grimpants.

Angélique s'y prit les pieds et tomba rudement sur les genoux. Elle jura comme un larron. Mais le choc la dégrisa un peu. Relevée, elle prit le temps de poser le pied avec plus de prudence. Elle tremblait d'impatience. Elle craignait d'arriver trop tard... En ombres noires sur le couchant étincelant, elle voyait se profiler les silhouettes des chevaux broutant l'herbe rare née des vases desséchées.

Enfin elle fut à portée de voix.

– Joffrey ! Joffrey !

Le comte se retourna.

– Vous allez tuer Wallis ?

– Oui !... Qui vous en a prévenue ?

Angélique dédaigna de répondre. Elle suffoquait, hors d'elle-même. Elle ne pouvait voir le visage de Joffrey de Peyrac, à contre-jour, et il lui semblait qu'elle haïssait cette forme d'homme noire et opaque, dressée devant elle, comme un roc.

– Vous n'avez pas le droit d'agir ainsi, cria-t-elle. Pas le droit. Sans m'en prévenir... J'ai porté... oui, j'ai porté cette bête jusqu'ici, au prix de difficultés et de fatigues inouïes. Et voici que vous allez anéantir tout d'un geste.

– Ma chère je m'étonne que vous preniez sa défense. La jument a prouvé qu'elle était une bête vicieuse et indomptable. Par sa panique hier, devant la tortue, elle a failli être la cause de votre mort et de celle de votre fille. Et en brisant sa longe, le soir, elle vous a contrainte à une recherche qui aurait pu fort mal se terminer...

– Qu'importe ! C'est à moi d'en juger. Cela ne vous regarde pas...

Son souffle continuait d'être haché et sa voix frémissante.

– Vous me l'aviez confiée pour que j'en vienne à bout et j'y suis parvenue. Simplement, il y a eu le bruit de la chute d'eau qui l'empêchait d'entendre ma voix. Et l'odeur impossible de ces Indiens qu'elle ne peut supporter. Tout comme moi, d'ailleurs. Je comprends Wallis. Ce n'est pas elle qui est coupable, c'est le pays. Et vous alliez l'abattre sans même m'en avertir ! Ah, je ne pourrai jamais m'entendre avec l'homme que vous êtes devenu... j'aurais mieux fait de...