– Notre ami Mopountook s'en fera une parure fort élégante autour des hanches ou autour du cou.
Voici, madame, un morceau que vous allez pouvoir apprécier sans risquer qu'une des armes défensives de Maskwa – Seigneur l'Ours – ne vous reste en travers de la gorge. Angélique considérait avec circonspection la part de viande d'ours que ses voisins s'étaient empressés de jeter si courtoisement dans son assiette en l'arrosant de sauce onctueuse. Elle était venue pour traiter avec son mari la question de la jument et se trouvait prise au piège d'un festin presque officiel. Elle jetait des regards vers son mari qui était assez éloigné d'elle, tout au bout de la grande table, mais par la faute de la fumée et de l'agitation des convives elle ne pouvait croiser son regard et distinguait mal l'expression de ses traits. Elle avait conscience qu'il la fixait par instants de façon énigmatique. Elle décida de faire preuve de politesse pour satisfaire les Français un peu éméchés qui l'avaient conviée près d'eux et risquaient de se formaliser de son dédain. Elle ne se sentait guère en appétit, mais elle avait tout de même fait dans sa vie des choses plus difficiles que de manger de l'ours et elle en porta un morceau à sa bouche.
– Buvez ! dit Pont-Briand. Il faut boire pour faire passer toute cette graisse.
Angélique but et faillit tomber raide.
Toute la tablée suivait chacun de ses gestes dans un silence pesant. On aurait dit des chasseurs à l'affût.
Heureusement, Angélique avait appris à boire à la Cour de France et put faire bonne figure.
– Je commence à comprendre pourquoi les Indiens appellent votre alcool l'eau-de-feu, fit-elle quand elle eut retrouvé ses esprits.
Ils éclatèrent de rire et la contemplèrent avec ravissement. Puis chacun se replongea dans son écuelle et le brouhaha des conversations reprit.
Angélique aperçut le cuisinier Octave Malaprade qui venait du fond de la salle, présentant de la volaille rôtie. Songeant à ses amis Jonas, elle se leva à demi dans l'intention de lui demander d'aller porter quelques plats à la petite habitation. Mais Pont-Briand la retint avec une telle force qu'elle en eut l'avant-bras meurtri.
– Ne vous éloignez pas, dit-il d'une voix pressante. Je ne pourrais le supporter.
À l'autre bout de la table, le comte de Loménie capta le mouvement de colère de Peyrac à demi dressé. Il s'interposa :
– Permettez-moi, comte, fit-il tout bas, je vais aller déliver Mme de Peyrac et la conduire à la place d'honneur. Soyez tranquille, je la prends sous ma garde. Évitons les incidents... Il sont tous saouls.
Angélique voyait soudain s'incliner devant elle le colonel français.
– Madame, permettez-moi de vous conduire à la place qui vous revient de droit comme châtelaine de ces lieux.
Ce disant, d'un regard bref mais impérieux, il intimait à Pont-Briand l'ordre de lâcher prise. Prenant le bras d'Angélique, il la conduisit très galamment à l'autre extrémité de la table qui était inoccupée, la fit placer au bout, s'assit à sa droite. Angélique se trouvait maintenant encore plus éloignée de son mari, mais elle le voyait tout au bout en face d'elle, et c'était tout à fait comme au temps du Gai Savoir. Le colonel s'empressa et lui fit servir du dindon rôti accompagné de quelques légumes braisés.
– Voici une nourriture plus en accord avec vos goûts de jeune femme à peine débarquée de France.
Elle protesta. Tout compte fait, le brouet d'ours noir ne lui avait pas paru une pitance si grossière. Elle présageait qu'elle s'y habituerait sans peine.
– Mais ne contraignons pas la nature inutile ment, dit Loménie. Vous verrez, nous avons en automne beaucoup de gibier à plume auquel nos palais d'Européens sont accoutumés. Autant en profiter. Monsieur, dit-il à Malaprade, Mme de Peyrac souhaite faire porter un souper confortable à ses amis de la petite habitation. Voulez-vous avoir l'obligeance de vous en charger ?
Il recommanda au cuisinier de joindre à ce repas une fiasque de bon vin.
*****
Si ivre que fût le lieutenant de Pont-Briand, l'intervention de son colonel avait suffi à le dégriser.
– Je ne sais pas ce qui m'a pris, glissa-t-il, piteux, à L'Aubignière.
– Tu es fou ! fit l'autre avec souci. Fou ou alors envoûté... Mais prends garde ! La Démone de l'Acadie n'est peut-être pas un mythe !... Cette femme est vraiment trop belle... Et si c'était « elle » ? Souviens-toi des paroles du père d'Orgeval !...
*****
Assise aux côtés du colonel de Loménie-Chambord, Angélique commençait à se détendre. Son mari était en face d'elle, comme autrefois. Elle l'apercevait au bout de la table, dans un halo, un peu trouble, et comme autrefois, quand il commençait à l'aimer, elle sentait son regard attentif posé sur elle. Cela lui communiquait une sensation d'euphorie, le désir de briller et de participer à ce qui l'entourait. Elle était heureuse. L'alcool commençait à lui brouiller un peu les idées. Elle oubliait pourquoi elle était venue. Le charme courtois du colonel agissait sur elle. La sympathie qu'il lui avait inspirée dès le premier abord se muait en un sentiment de confiance.
La simplicité de ses manières, de ses gestes nets et précis, s'accompagnait d'une sorte de grâce enveloppante et douce en laquelle l'esprit observateur d'Angélique ne manquait pas de déceler l'habitude que cet homme avait de s'entretenir avec les femmes. Non pas dans le sens de galanterie qu'on lui prête trop souvent, mais dans celui, plus rare, qui consiste à savoir parler aux femmes un langage qui leur est familier et les met à l'aise, et qui, en bref, sans chercher à les séduire, les rassure et les apprivoise. Il l'intriguait et il y avait en lui quelque chose d'inusité.
Elle l'écouta lui parler des pays du Nord, des trois villes françaises au bord du Saint-Laurent, des tribus multiples qui fourmillaient autour et, comme elle l'interrogeait sur les Hurons, il lui confirma qu'ils étaient en effet d'origine iroquoise. Ils s'étaient séparés de leurs frères de la Vallée Sacrée en des temps déjà lointains, à la suite d'on ne savait quelle dispute, et désormais se considéraient comme ennemis ancestraux. C'étaient des Hurons que le premier explorateur français Jacques Cartier avait appris le nom des Iroquois, ce mot voulant dire « vipères cruelles ».
Quoi qu'on dît, on en revenait toujours à parler des Iroquois. Les voisins immédiats d'Angélique étaient contents de trouver une occasion de se mêler à la conversation en parlant d'un sujet qu'ils connaissaient et qui paraissait l'intéresser. Ils étaient subjugués par ses façons de grande dame. Chacun, ici même, pressentait que cette femme s'était assise à la table du Roi. Ils ne doutaient pas qu'elle avait régné à la Cour parmi des hommes qui l'entouraient d'hommages. Ils pressentaient qu'elle avait été adulée par des princes... Ils détaillaient chacun de ses gestes, sa manière de croiser ses mains flexibles, d'y appuyer son menton, de fixer hardiment son interlocuteur ou au contraire de baisser ses longues paupières d'un air secret, en l'écoutant, de grignoter quelque chose distraitement, d'attraper son gobelet et de le vider d'un trait, sans façon, et d'éclater de rire soudain, d'un rire irrésistible qui vous prenait au ventre.
Et c'était un étrange paradis qui s'ouvrait ce soir pour la bizarre humanité rassemblée à Katarunk.
Avec cette femme à leur table, c'était le ciel sur la terre, le printemps en plein hiver, la beauté descendue parmi eux, brutes qu'ils étaient à l'odeur de cuir et de suint, c'était la lumière du soleil perçant les brumes de leur tabagie, et un sourire de femme comme un baume sur leurs cœurs endurcis. Us se sentaient des héros, lame ferme et l'esprit agile et les mots leur venaient tout seuls pour décrire les contrées qu'ils avaient parcourues ou exposer leur point de vue.
Romain de L'Aubignière parla de la Vallée Sacrée des Iroquois, de la lumière rosé qui baigne les coteaux où s'alignent les longues maisons d'écorces aux toits arrondis, de l'odeur du maïs vert – « ...Rares sont ceux qui reviennent vivants de cette vallée... Rares sont ceux qui reviennent avec tous leurs doigts... »
– Moi, dit Perrot en étalant ses mains ouvertes.
– Toi, tu es considéré par eux comme un magicien. Tu as dû faire alliance avec le diable, mon ami, pour t'en sortir...
– N'est-ce pas étrange que le seul nom de Français jette les Iroquois dans des transes de fureur démentielle et n'est-ce pas la preuve que les génies du mal les habitent plus particulièrement, émit un des coureurs de bois nommé Aubertin. Ils semblent surtout craindre dans les Français la puissance de la religion qu'ils apportent. Voyez comme ils ont traité nos missionnaires !... Nous ne pouvons jamais nous vanter d'être à l'abri de leurs coups, même pas l'hiver. N'est-ce pas en plein mois de février qu'ils ont assailli vos seigneuries, à toi Maudreuil et à toi L'Aubignière ? Scalpé vos parents et vos serviteurs, mis le feu à vos domaines ? Et ceux qui restaient blessés sont morts de froid...
– Oui, c'est bien ainsi que les choses se sont passées, dit Éliacin de Maudreuil.
Ses yeux bleus brillèrent d'un feu sombre et l'on aurait dit que la couleur y stagnait comme du plomb fondu.
– C'est Swanissit qui a fait cela, avec ses Sénécas, et il n'a guère cessé de courir depuis, semant la terreur partout. Je ne le laisserai pas aujourd'hui rentrer dans sa tanière que je n'aie sa chevelure.
– Et moi, j'aurai la chevelure d'Outtaké, dit Romain de L'Aubignière.
Mopountook leva la main et se dressa pour parler. On l'écouta dans un silence religieux. Les Blancs présents avaient appris des sauvages à ne pas se couper la parole et à s'écouter mutuellement avec respect. Chacun ici paraissait comprendre le discours du chef des Métallaks. Loménie, devinant la curiosité d'Angélique, se pencha vers elle et lui murmura la harangue du Sagamore.
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