Angélique, hésitant entre le rire et l'effroi, se disait que tout compte fait, même lorsqu'elle présidait jadis aux destinées de la taverne du Masque Rouge, elle n'avait jamais contemplé une aussi belle assemblée de mâles. Et parmi lesquels, le sien ne lui semblait pas le moins redoutable !...
Il n'avait pas encore remarqué son entrée. Il était assis tout au bout de la table et fumait sa longue pipe hollandaise s'entretenant avec M. de Loménie. Lorsqu'il riait, on voyait l'éclair de ses dents serrées autour du tuyau de la pipe. Son profil noir et abrupt se détachait sur les flammes dansantes du foyer.
Il y avait dans ce tableau quelque chose qui rappelait irrésistiblement à Angélique des images passées : le grand comte de Toulouse recevant au palais de Gai Savoir ses hôtes parmi le faste de la vaisselle d'or et des mets luxueux. Il présidait ainsi et, derrière lui, les flammes de l'âtre monumental à la plaque armoriée, au fronton sculpté, se tordaient et projetaient leurs clartés joyeuses sur les velours, les cristaux et les dentelles... Ici on aurait dit la parodie de ces temps heureux. Tout semblait concorder pour faire mesurer à Angélique l'abaissement dans lequel, lui et elle, au cours des années, avaient été jetés. Ce n'étaient plus de gracieux seigneurs et de gentes dames qui s'asseyaient désormais à sa table, mais des êtres de toutes conditions : des coureurs de bois, des sauvages, des soldats, et même, parmi les officiers, on sentait la touche grossière que confère une existence rude, dangereuse, uniquement tournée vers les péripéties de la guerre et de la chasse. Même la distinction du marquis de Loménie se diluait dans ce concentré d'éléments par trop virils : tabac, cuir, gibier, alcool, poudre à feu. On découvrait qu'il avait lui aussi la peau hâlée, les dents carnassières, le regard rêveur et fixe du fumeur de pétun. On découvrait que Joffrey de Peyrac était lui aussi accordé à ce monde brutal. La mer, les tempêtes, la course, les batailles incessantes, les combats sans merci, la lutte menée chaque jour, l'épée ou le pistolet au poing, pour faire triompher des ambitions, dominer des nommes, atteindre un but, vaincre une nature extrême : désert, océan ou forêt, avaient accentué en lui ce côté aventureux qui se devinait parfois, jadis, sous les élégances du grand seigneur et les gestes mesurés du savant. Devenu chef de guerre par nécessité, mais aussi par goût, il avait fait sa vie parmi les hommes.
Angélique ébaucha un mouvement de recul.
Mais Pont-Briand avait bondi. Plus heureux que Maupertuis, il réussit à se tenir sur ses jambes et à parvenir jusqu'à elle. Il n'était d'ailleurs pas ivre. Il n'avait bu encore que deux bons gobelets d'eau-de-vie pour se mettre en train.
– Madame, mes hommages...
Il lui tendit la main et l'aida à descendre les deux marches, puis la guida, pour lui trouver un siège, vers le centre de la tablée. Elle hésitait, résistait un peu.
– Je crains, monsieur, que ma présence ne soit jugée offensante pour les chefs indiens. On dit qu'ils n'accueillent pas volontiers les femmes dans leur festin...
Le Sagamore Mopountook, qui était proche, leva la main et prononça derechef quelques paroles. Pont-Briand s'empressa de les traduire à Angélique.
– Vous voyez, madame, le Sagamore nous répète que vous êtes digne de vous asseoir parmi les guerriers car vous avez vaincu le Signe des Iroquois... N'ayez donc aucun scrupule de nous donner la joie de votre présence.
Avec des gestes vigoureux, il fit place nette au centre de la tablée. Ne pouvant rattraper le caporal Jean-son qu'il avait un peu trop vivement écarté et qui se débattait sous la table, il alla chercher un jeune colosse au beau visage et le fit s'affaler de force à la droite d'Angélique, lui-même s'installant à sa gauche. L'intervention de Pont-Briand et de Mopountook avait attiré l'attention. Le bourdonnement des voix s'arrêta et tous les regards convergèrent vers Angélique. Elle aurait préféré se trouver aux côtés de son mari pour lui donner les raisons de sa venue céans. Mais il lui était difficile d'échapper à l'accueil péremptoire du lieutenant et de ses amis. Son voisin de droite s'inclinait et tentait de lui baiser la main, mais il la manqua, saisi par un hoquet qu'il eut beaucoup de peine à maîtriser. Il s'excusa d'un sourire.
– Je me présente : Romain de L'Aubignière ! Je crois que vous m'avez déjà vu. Pardonnez-moi, je manque de précision. Si vous étiez venue un peu plus tôt... Mais, rassurez-vous, je suis encore assez lucide pour ne pas vous faire l'injure, en voyant double, de croire qu'il y a une autre femme aussi belle que vous sur cette terre. Je vois et ça suffit. J'affirme que vous êtes seule... unique...
Angélique commençait à rire, mais son rire se figea comme son regard tombait sur les mains du jeune homme. À celle de gauche, manquaient le pouce et le médius ; à celle de droite, l'annulaire. Les doigts restants présentaient des extrémités boursouflées, certaines sans ongle avec à la place des morceaux de peau racornis et noircis. Quand on le lui avait présenté dans la forêt elle n'avait pas remarqué ses infirmités.
– Ne faites pas attention, belle dame, fit joyeusement L'Aubignière. Ce ne sont que quelques souvenirs que je dois à l'amitié des Iroquois. Ce n'est pas beau, j'en conviens, mais cela ne m'empêche pas de faire claquer mon fusil.
– Les Iroquois vous ont torturé ?
– Ils m'ont attrapé lorsque j'avais seize ans, un automne où j'étais allé tirer le canard dans les marais, aux environs de Trois-Rivières. C'est pourquoi on m'appelle aussi maintenant Trois-doigts de Trois-Rivières.
Et, comme elle rie pouvait s'empêcher de regarder avec pitié ces mains horribles :
– Ils ont commencé par me couper trois doigts avec des coquillages tranchants. Ce pouce-là qui me reste a été brûlé dans un calumet. Pour les autres, les ongles ont été arrachés avec les dents, et puis certains doigts ont encore été brûlés.
– Et vous avez résisté ?
C'était la voix de Florimond. Il tendait sa tête embroussaillée par-dessus la soupière. Ses yeux brillaient d'excitation.
– Pas un cri, jeune homme ! Crois-tu que j'aurais donné la jubilation à ces loups de me voir grimacer et me tortiller. Aussi bien, c'était me condamner à mourir, mais de plus de la main des femmes. Quelle honte ! Quand ils ont vu que j'avais la résistance d'un guerrier, ils m'ont adopté et je suis resté plus d'un an avec eux.
– Vous parlez l'iroquoise ?
– Mieux peut-être que Swanissit le Grand Chef des Sénécas lui-même...
Il ajouta soudain avec un regard circulaire qui semblait découvrir quelque chose au delà des apparences :
– C'est lui que je cherche ici.
Il avait des yeux noirs dans un visage brun. Ses cheveux étaient châtains, assez bouclés, et tombaient sur sa veste de peau à l'indienne garnie de grandes bandes de cuir. Autour de la tête, il portait un bandeau brodé de toutes petites perles et qui retenait deux plumes par-derrière. C'était sans doute ce ruban parmi ses boucles qui lui donnait un visage efféminé et presque puéril, malgré sa carrure d'ours et une taille au-dessus de la moyenne.
– Si c'est Swanissit que vous cherchez, alors, mon garçon, vous feriez croire que vous le fuyez car il était dans le Nord, au lac Mistassin, le mois dernier, avec un parti de sa Nation, dit le comte de Loménie. Nous l'avons su par deux sauvages qui se sont heureusement échappés de leurs mains alors qu'ils approchaient du bourg de ces deux indigènes.
– Et moi je vous affirme qu'il est ici, fit L'Aubignière avec un coup de poing sur la table. Il est venu joindre Outtaké, le grand capitaine des Mohawks. Nous avons capturé un Iroquois l'autre soir. Il a parlé... Là où est Outtaké, vous trouverez aussi Swanissit. Scalpons ces deux têtes et les Cinq Nations iroquoises sont abattues.
– Tu veux venger tes trois doigts, dit Maupertuis en riant.
– Je veux venger ma sœur et mon beau-frère et aussi les parents de mon voisin Maudreuil ici présent. Cela fait six ans que nous traquons ce vieux renard de Swanissit pour lui faire la chevelure.
– Prends patience, Éliacin, dit-il en s'adressant au petit baron à ses côtés. Un jour le scalp de Swanissit sera à ton poing. Et celui d'Outtaké au mien.
– Lorsque j'étais aux Iroquois, reprit-il, Outtaké fut mon frère. C'est l'être le plus éloquent que je connaisse, le plus sournois, le plus vindicatif. Il est un peu sorcier et étroitement lié à l'Esprit des Songes. Je l'aime et je le hais. Disons que je l'estime pour sa valeur, mais je le tuerais volontiers car c'est bien la plus mauvaise bête qu'un Français puisse croiser sur son chemin.
– Allez-vous finir par donner à manger à cette dame, cousin ? l'interrompit avec hargne Eloi Macollet.
– Oui-da, grand-père, ne vous fâchez pas, Madame, je suis confus. Pont-Briand, ne pourriez-vous pas faire quelque chose, vous aussi ?
– Si fait, je cherche un morceau dans cette infecte ragougnasse qui soit digne de la fourchette d'une jolie femme, mais...
– Et ceci, la patte de l'ours, c'est le meilleur, tu n'y connais rien, Pont-Briand, mon frère, on voit bien que tu n'es qu'un débarqué de fraîche date...
– Moi ? J'ai quinze ans de Canada !...
– Allez-vous lui donner à manger ? grogna de nouveau le vieux, menaçant.
– Voilà, voilà.
Ils attiraient l'énorme plat où baignaient dans une graisse couleur d'ambre de gélatineuses et sombres rouelles. Romain de L'Aubignière y plongea sans souci de brûlure ses doigts mutilés. Avec dextérité, il détachait de la viande bouillie les griffes acérées, chacune autant de petits stylets courbes et cruels, que la cuisson avait ramollis un peu, mais qui faisaient un bruit cliquetant en s'amoncelant sur la table.
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