« Oh ! je l'adore », pensa-t-elle.

Elle restait agenouillée devant le coffre à se contempler. Elle se reposait. Il n'y avait pas de linge dans ce coffre, mais seulement des vêtements d'homme. Après les avoir examinés, elle se releva et referma le couvercle. Le moment passé devant le miroir lui avait donné l'envie de changer de robe et de s'habiller plus élégamment. Elle ouvrit ses propres bagages. Elle s'occupa tout d'abord de trouver une chemise fraîche pour Honorine. Par bonheur, les enfants avaient sommeil, et on put les étendre dans la petite chambre derrière où le brouhaha de la cour leur parvenait affaibli.

Dans la remise, Mme Jonas avait déniché un grand chaudron pour pendre à la crémaillère. Il fallait aller chercher de l'eau. Mais aucune des trois femmes ne se sentait le courage d'affronter la cohue de la cour pour se rendre jusqu'au puits. Maître Jonas se dévoua. Il revint accompagné d'une nuée d'Indiens qui lui posaient mille questions et se bousculaient sur le seuil pour voir les femmes blanches. Ils ne lui auraient pas porté pour autant sa charge. Car ils trouvaient d'ailleurs scandaleux que le « tcnéno » 4 l'homme âgé, se fût chargé de cette corvée, alors que ses femmes ne faisaient rien. La maisonnette risqua d'être envahie d'une populace malodorante, animée et revendicatrice.

– Je n'ai jamais vu race plus effrontée que celle de ces barbares, fit l'horloger en s'époussetant et s'épongeant, lorsque la porte fut enfin refermée et barricadée. Du moment où ils vous ont choisi pour cible de leur amusement, vous leur appartenez.

Afin de ne pas l'obliger à une seconde expédition, les dames décidèrent de se partager équitablement le précieux liquide pour leurs ablutions.

On mit le chaudron sur le feu qui crépitait joyeusement. En attendant que l'eau fût chaude, on s'assit en cercle devant l'âtre et on versa de la bière dans les verres. Cette fois, on frappa quelques coups légers. Nicola Perrot se présenta à son tour, un gros pain de fleur de froment, de la charcuterie et des petits fruits de ronces, framboises et mûres dans un petit panier. Son Indien était chargé d'une provision de bûches. Les victuailles réjouirent les cœurs ; on en porta aux petits qui s'endormirent sur la dernière bouchée.

– Mais qu'est-ce que cette histoire que vous êtes marié et que vous avez un enfant, Nicolas ? interrogea Angélique. Vous ne nous en aviez jamais parlé ?

– Je ne le savais pas, dit précipitamment le Canadien en rougissant beaucoup.

– Comment, vous ne saviez pas que vous étiez marié ?...

– Non, je veux dire, je ne savais pas que j'avais un enfant. Je suis parti tout de suite après.

– Après quoi ?

– Après le mariage, pardi ! vous comprenez, j'étais obligé. Si je ne m'étais pas marié, j'aurais dû payer une amende énorme et, à l'époque, je n'étais pas riche. D'autant plus qu'il était vraiment question de me condamner pour être parti faire la traite sans permis du gouverneur du Canada et de m'excommunier de surcroît pour avoir porté de l'eau-de-vie aux sauvages. Alors, vrai, j'ai préféré me marier... C'était plus simple.

– Qu'aviez-vous fait à cette pauvre jeune fille pour être contraint ainsi ? demanda Mme Jonas.

– Rien. Je ne la connaissais même pas.

– Réellement ?

– C'était une Fille du roi, qui venait d'arriver par le dernier bateau. Je crois d'ailleurs qu'elle est honnête et gentille.

– Vous n'en êtes pas sûr ?

– Je n'ai pas eu le temps de m'en aviser...

– Expliquez-vous mieux, Nicolas, dit Angélique. Nous ne comprenons rien à vos histoires.

– C'est pourtant simple. Le roi de France veut qu'on travaille au peuplement de sa colonie. Il nous envoie de temps en temps un bateau de demoiselles et les célibataires du lieu sont contraints de se marier dans les quinze jours sous peine de payer l'amende, ou même d'aller en prison. Bon, il fallait donc y passer, j'y suis passé. Mais après, adieu la compagnie, je retourne chez les sauvages...

– Votre épouse vous a donc tant déplu ? demanda El vire.

– Je n'en sais rien, nous n'avons pas eu le temps de faire connaissance, vous dis-je.

– Assez cependant, remarqua Angélique, pour que vous soyez père de famille.

– Dame, il fallait bien ! Si elle s'était plainte que le mariage n'avait pas été consommé, j'étais passible d'une autre amende.

– Ainsi donc, dès le lendemain de votre nuit de noces, vous êtes parti sans détourner la tête ? Et vous n'avez jamais eu de remords pendant ces trois dernières années, Nicolas ? demanda Angélique, en feignant la sévérité.

– Ma foi, non ! reconnu le Canadien en soupirant. Mais j'avoue que depuis que M. de Loménie m'a regardé d'une certaine façon tout à l'heure je me sens mal à l'aise. Cet homme-là, c'est l'être le plus saint que je connaisse. Dommage que lui et moi nous ne soyons pas de la même espèce, conclut l'homme du Saint-Laurent avec une grimace.

*****

Malgré la parcimonie de la distribution de l'eau, Angélique se lava avec plaisir devant le feu de sa chambre. Elle avait emporté deux robes dont l'élégance pouvait paraître bien inutile en ces lieux sauvages, mais elle avait réfléchi que même s'il n'y avait aucune société pour l'admirer il fallait savoir se faire plaisir à soi-même. Il y avait, de plus, son mari, ses jeunes fils et même Honorine. Bref, le prestige ! Pourquoi ne pas, de temps à autre, leur offrir l'image d'une femme élégante, comme celles qui existent dans les cités lointaines, là où les carrosses passent dans les rues, et où derrière chaque fenêtre il y a un regard pour guetter et une bouche pour s'exclamer : « Avez-vous vu la nouvelle toilette de Mme X... ? »

Elle revêtit donc sa robe gris argent, avec des galons d'argent soulignant les coutures des manches et des épaules, accompagnée d'un col et de revers de linon blanc, soulignés d'une fine dentelle argentée. Elle secoua ses cheveux hors de sa coiffe et les brossa longuement en se servant des brosses d'écaille et d'or contenues dans le ravissant nécessaire de voyage que son mari lui avait offert avant de quitter Gouldsboro. Ces objets de luxe à portée de la main réconfortaient.

Avant de partir en caravane, Angélique avait demandé à son amie, Abigaël Berne, de lui couper un peu ses longs cheveux. Elle les portait sur la nuque, au bord des épaules, encadrant son visage de leur masse lumineuse. Ils étaient abondants et soyeux, largement ondes avec des boucles vaporeuses aux extrémités et une frange légère retombait sur son front que le soleil avait bruni.

Il y avait un peu de coquetterie et de provocation dans la façon dont Angélique de Peyrac aimait à se parer de ses cheveux. Car à l'or étincelant de leur teinte originelle se mêlaient déjà, bien qu'elle n'eût que trente-sept ans, de précoces cheveux blancs. Mais elle ne s'en désolait pas. En fait, elle savait que leurs reflets argentés ajoutaient un charme ambigu à l'éclatante jeunesse que conservait son visage.

Pour fixer dans sa chevelure un petit diadème surmonté de perles, elle alla se pencher sur le miroir du coffre.

Ce fut à cet instant qu'une ombre passa devant le parchemin jaunâtre de la fenêtre, et des doigts y grattèrent doucement de l'ongle.

Chapitre 10

Après une légère hésitation, Angélique souleva le loquet de bois et tira à elle un des battants de la petite fenêtre grossièrement façonnée.

Un homme était là, penché, avec un air de mystère et regardait autour de lui, comme s'il craignait de se faire remarquer. Elle reconnut le jeune Yann, le Breton qui faisait partie de l'équipage du Gouldsboro et que Peyrac avait emmené avec lui, car c'était un habile charpentier et un garçon plein d'endurance. Il souriait avec un peu de gêne. On aurait dit qu'il préméditait une plaisanterie. Soudain, il lui jeta tout à trac :

– Monseigneur veut faire abattre votre Wallis. Il dit que cette bête est vicieuse et il a décidé depuis hier de s'en débarrasser.

Puis il s'éclipsa. Angélique n'avait pas eu le temps de comprendre, à peine celui d'entendre. Elle se pencha pour l'appeler :

– Yann !

Disparu ! Elle médita, appuyée au chambranle ; l'avertissement du petit Breton commençait à pénétrer dans son esprit. En quelques instants, il y causa de fulgurants ravages. Ses yeux flamboyèrent. La colère lui fit battre le cœur avec tant de violence qu'elle faillit étouffer. Elle chercha sa mante en se heurtant aux meubles, car le jour avait baissé et la pénombre devenait épaisse... Abattre Wallis, sa jument qu'elle avait menée au port au prix de difficultés inouïes !...

C'est par de tels gestes que les hommes donnent aux femmes l'impression qu'elles ne comptent pas !... Et c'est là une sensation qu'un être humain bien constitué, fût-il du sexe faible, ne peut supporter sans révolte.

Ainsi, sans même l'informer, Joffrey voulait faire abattre Wallis ? Cette bête qu'elle avait conduite à s'en rompre les reins et les poignets, au péril de sa vie parfois ! Toute cette peine qu'elle s'était donnée pour la rassurer, la dresser, la plier à ce pays inculte, dont chaque parcelle semblait faire lever en cet animal hypersensible un effroi et une répulsion insurmontables ! Wallis ne pouvait supporter l'odeur des sauvages par exemple, ou celle des sous-bois de l'éternelle forêt que la main de l'homme n'avait jamais domestiquée. Elle souffrait dans sa chair et dans son esprit d'impondérables qu'on lui imposait : l'immensité, l'incivilisation des lieux, l'hostilité latente d'une nature fermée sur elle-même, et on aurait dit qu'elle éprouvait une souffrance physique à poser son fin sabot sur ce sol jamais labouré. Combien de fois Angélique avait-elle demandé au forgeron bourguignon qui suivait d'examiner ses fers ? Mais il n'y avait rien aperçu. C'était donc dans l'esprit de Wallis que se jouait le drame. Pourtant, sa maîtresse en était venue à bout, ou presque... Sur le point de traverser en trombe l'autre pièce, elle se retint. Elle devait tempérer un peu la violence de ses impulsions afin de ne pas causer de tort au jeune Breton. Il avait fait preuve d'un certain courage en venant l'informer, alors qu'il n'en avait pas été chargé. Joffrey de Peyrac était un maître dont on était peu porté à discuter les décisions. L'indiscipline et même les erreurs se payaient cher sous son commandement. Yann Le Couénnec avait dû beaucoup hésiter.