– Ne vous inquiétez pas. Ici vous êtes sous la protection de mon mari. Les militaires français n'y ont pas le même pouvoir que dans le royaume de France.
– Il n'empêche que ces messieurs nous regardaient d'un drôle d'œil. Ils ont découvert, sans nul doute, que nous sommes Huguenots !
– Ils ont vu aussi que, parmi nous, il y avait des Espagnols et même des Anglais, personnes qu'ils considèrent comme bien pires ennemis que vous autres. Mais ici nous sommes loin du royaume de France, vous dis-je.
– Cela est vrai ! consentit l'horloger, en observant les Indiens qui grouillaient autour de l'habitation.
– Ne dirait-on pas de ces masques qui courent dans les campagnes à carême-prenant ? Il y en a qui ont le nez peint en bleu, les yeux, les sourcils, les joues en noir, le reste du visage en rouge. Quelle mascarade !
Les petits garçons allèrent regarder à leur tour. Angélique retira sa botte droite et sous la semelle gratta d'un canif le reste du fard bleuâtre qui y était collé.
– Je me demande avec quels ingrédients ils fabriquent de telles pâtes. La couleur est tenace. On pourrait s'en faire de belles paupières pour aller au bal...
Puis elle retira son bas pour examiner une meurtrissure à la cheville qui la faisait souffrir depuis quelques jours.
La porte s'ouvrit bruyamment, et le lieutenant de Pont-Briand se tint sur le seuil, pétrifié, s'apercevant qu'il avait oublié de frapper.
– Pardonnez-moi, balbutia-t-il, j'apportais... de la chandelle.
Ses yeux s'attachaient, malgré lui, à la jambe nue d'Angélique et à son pied posé sur la pierre de l'âtre.
Elle rabattit sa jupe et lui jeta un regard hautain.
– Entrez, lieutenant, je vous en prie, et merci de votre obligeance.
Deux hommes accompagnaient le lieutenant, portant les bagages. Tandis qu'ils déposaient dans un coin les sacs et les coffres de cuir bouilli, le lieutenant disposait lui-même sur la table les chandelles dans leurs bougeoirs d'étain, ainsi qu'un pichet de bière et les gobelets, et parlait d'abondance pour faire oublier sa bévue.
– Rafraîchissez-vous, mesdames. Je devine sans peine que votre chevauchée a dû être longue et rude.
Mes camarades et moi sommes pleins d'admiration pour votre courage. Dites-moi sans crainte ce que je peux faire pour votre installation. M. de Loménie-Chambord nous a chargés, M. de Maudreuil et moi, de nous mettre à votre service, tandis qu'il reçoit M. le comte de Peyrac. De préférence, je vous recommanderai de ne pas trop mettre le nez dehors ce soir. Nos sauvages sont nombreux et ont décidé de festoyer. Ils peuvent devenir importuns. Demain, la plupart d'entre eux poursuivront leur route et vous pourrez faire mieux connaissance de l'endroit. De toute façon, n'en laissez entrer aucun et veillez à votre bien. Ce n'est point tant pour les Abénakis ou autres Algonquins que je vous fais cette recommandation, mais il y a parmi eux beaucoup de Hurons et, selon un proverbe bien connu en Canada, « qui dit Huron dit larron ». Tout en discourant, il jetait parfois des regards pleins de hardiesse vers Angélique. Celle-ci ne prêtait guère d'attention à ses propos et attendait avec impatience qu'il s'en allât. Elle était lasse. Elle avait mal partout. Malgré sa rusticité, ce poste de Katarunk lui aurait tellement plu si la caravane avait pu y arriver en maîtresse des lieux. Malgré les protestations d'amitié, la situation manquait d'agréments. Les voyageurs n'étaient pas encore chez eux et Angélique voyait déjà comment les choses allaient se passer. Son mari allait être accaparé par ses hôtes forcés et obligé de les surveiller. Pour commencer, elle ne le verrait pas de la soirée. Bienheureuse encore si le lendemain il ne partait pas en reconnaissance avec eux on ne sait où, en la laissant dans ce cloaque empuanti par la présence d'Indiens impudents, dont elle ne connaissait pas la langue.
D'un geste brusque, machinal, elle ôta son grand chapeau qui lui serrait le front et, renversant la tête en arrière, les yeux clos, elle passa la main sur sa tempe où elle sentait poindre une migraine.
Pont-Briand arrêta de parler et sa gorge se contracta. Décidément elle était belle ! Belle à vous couper le souffle.
Angélique, le regardant, lui trouva l'air stupide et se retint de hausser les épaules.
– Soyez remercié de vos bons offices, monsieur, dit-elle assez froidement, et faites-nous confiance. Mes compagnes et moi n'avons aucun désir d'aller nous mêler aux sauvages, ni de perdre nos quelques biens à cause de leur convoitise. Ma fille déjà est sans souliers. Elle les a oubliés au bord d'un lac. Je ne vois guère désormais où je pourrais me procurer une paire à sa taille.
Pont-Briand bredouilla qu'il s'en chargerait. Il demanderait à une Indienne de tailler des mocassins pour la jeune enfant. Demain elle serait chaussée. Il gagna la porte à reculons, attrapa encore quelques hardes militaires qui traînaient sur un banc, et se retrouva au seuil de la cabane, l'esprit aussi aiguisé et vacillant que s'il avait bu trois verres d'eau-de-vie de seigle canadien.
– Bigre, marmonna-t-il entre ses dents, que signifie ? Est-ce que par hasard il va se passer quel que chose dans ce pays du diable ?
Le sentiment d'amour commençait à ramper en lui comme un serpent. Il en devinait l'approche et en frémissait intérieurement. Cela ressemblait à l'excitation de la chasse ou de la guerre. Et il ne savait pas pourquoi. Mais le goût de l'existence lui parut changé. En s'avançant à travers la cour, il leva le visage vers le ciel et poussa un cri rauque où éclatait une joie farouche et folle.
– Pourquoi pousses-tu ton cri de victoire ? lui demandèrent les Indiens les plus proches.
Il les bouscula, imitant leur danse syncopée autour du foyer, la danse de guerre, tomahawks et flèches brandis. Les Indiens riaient. À leur tour, ils ébauchèrent les mouvements de danse en poussant des cris stridents et subits qui semblaient destinés à déchirer les nues.
– Dieu, quel tintamarre ! soupira Angélique.
Elle en ressentait un désagréable frisson tout au long de l'échine. Elle saisit Honorine dans ses bras et Ta serra éperdument contre elle. Le danger de mort violente était partout ! Il infestait l'air même qu'on respirait. Elle en avait le goût sur la langue. Comment s'expliquer ? C'était cela, l'Amérique. La mort violente était partout, mais on avait le droit de vivre et de se défendre.
– Madame, appelait Elvire, venez voir. Il y a deux pièces voisines avec des lits et même trois, et chacune a une cheminée. Nous allons pouvoir nous accommoder fort bien.
Les chambres, très petites, étaient disposées autour de la cheminée centrale comme autour d'un pilier, ce qui permettait à chaque pièce d'avoir son foyer individuel. La cheminée elle-même était assez grossière, édifiée apparemment avec des galets de la rivière liés par un mortier de sable, de chaux et de graviers. Les lits rustiques, dont certains aux montants de rondins n'étaient même pas écorcés, portaient des paillasses de mousse, mais ils étaient confortablement garnis de couvertures de laine et de fourrures. Celui qui se trouvait dans la pièce de droite était un meuble de bonne facture, solide quoique élégante, avec un baldaquin et des courtines de brocatelle retenues par des cordelières. Il y en avait un autre plus simple, mais également garni de rideaux, dans la pièce de gauche. Celle sur l'arrière comportait plusieurs couchettes à montants de rondins, mais toutes ces paillasses étaient nanties de couvertures de laine ou de fourrures. Elvire décida qu'elle y coucherait avec les trois enfants. Le ménage Jonas prendrait celle de gauche et Mme de Peyrac, celle de droite. On y avait d'ailleurs déjà, d'office, déposé son coffre. Quelque chose dans l'ameublement de cette petite pièce rustique, qui tenait moins de la chambre de ferme que de la cabane de bûcheron, avec ses parois de gros rondins à peine équarris, révélait à Angélique que c'était là le logement que Joffrey de Peyrac s'était réservé lorsqu'il avait logé à Katarunk, l'an passé. En tirant un rideau, elle découvrit, sur les rayons d'une étagère, des livres reliés de cuir, portant des titres latins, grecs ou arabes.
Il avait dû prévoir les autres chambres pour y loger ses fils ou bien le second, l'homme de confiance qu'il emmenait avec lui. Ce n'était qu'un campement à ses yeux, un gîte d'étape, pour vivre entre hommes ; mais à des détails, elle reconnaissait sa main, ce goût d'un confort, ou d'un certain agrément dans le choix des objets, dont il avait toujours fait preuve. Le chandelier sur la table massive, dans un coin, était de bronze ouvragé. Par la délicatesse de ses arabesques il réconfortait, bien que sa beauté parût étrangère et assez inutile dans cette hutte, au fond des bois. Malheureusement, personne n'avait pris soin de le débarrasser des montagnes de suif que l'on y avait fait couler, chandelle après chandelle, tous ces derniers soirs. La pierre de l'âtre était garnie de chenets bien forgés, mais des cendres et des tisons noircis se répandaient sur le plancher. Partout les traces d'un désordre militaire. Angélique comprit que la première chose à faire était de se saisir d'un balai. Il y en avait de feuilles ou de fagots dans les coins. Les femmes s'affairèrent, prises du besoin de débarrasser leur domaine de tous ces relents de soldatesque.
Elles décidèrent ensuite que cette petite maison bien abritée, avec ses quatre foyers, où les bourrées eurent tôt fait de pétiller joyeusement, leur plaisait. Elles avaient hâte d'y imprimer leur marque, d'y faire leur trou, avec leurs propres habitudes de rangement et de propreté, afin de s'y sentir bien chez elles, et non plus comme des errantes, des vagabondes qu'elles avaient été depuis trois longues semaines.
La porte refermée, le loquet bien mis, on se sentait décidément de mieux en mieux. Maître Jonas mit à sécher devant son âtre ses bas et ses souliers trempés depuis la traversée du dernier marécage. Elvire déshabilla les trois enfants et les plongea dans le baquet. Angélique, après avoir fini de balayer, chercha si l'on ne trouverait pas de draps pour les paillasses. En rabattant le couvercle d'un coffre contre la paroi de sa chambre elle découvrit un grand miroir, fixé au couvercle. Cela encore, c'était la marque de Joffrey de Peyrac. Comme une surprise souriante, un signe complice.
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