Le comte de Loménie aimait le courage, la grandeur...
Lorsqu'il redressa la tête, il y avait dans son regard une lueur où l'estime se joignait à un sentiment affectif spontané, incalculé, qui venait de l'envahir subitement. « C'est peut-être cela le coup de foudre, si on devait l'appliquer à l'amitié... » pensa-t-il. Ces mots, il les écrivit bien des années plus tard au R. P. Daniel de Maubeuge dans une lettre datée du mois de septembre 1682, et qui resta inachevée. Il évoquait dans ces pages sa première rencontre avec le comte de Peyrac, et malgré le temps écoulé il en retrouvait chaque détail avec une mélancolique admiration.
« Ce soir-là, écrivit-il encore, au bord d'un fleuve sauvage dans ces déserts que nous avons essayé en vain de conquérir à la pensée civilisatrice et chrétienne, je sus que j'avais rencontré l'un des hommes les plus extraordinaires de notre temps. Il était là, à cheval, et je ne sais, mon Père, si vous mesurez tout ce que signifie ce « à cheval », si vous êtes jamais venu traîner vos bottes vers les lieux maudits et majestueux du Haut-Kennebec. Il était là, entouré de sa femme, d'enfants, de jeunes hommes, soumis à toutes les austérités, femmes qui ne connaissaient pas leur courage, enfants paisibles, adolescents audacieux et fervents. Il ne semblait pas se douter qu'il venait d'accomplir un exploit ou peut-être, s'il le savait, n'en avait-il cure. J'eus le pressentiment que cet homme vivait sa vie au sommet, avec le naturel que l'on apporte aux actes quotidiens. Je me pris à l'envier. Tout cela en un éclair tandis que j'essayais de percer le secret de son masque noir. »
Sourdement, les tambours continuaient à battre, à petits coups, et leur roulement étouffé scandait on ne savait quel drame en puissance.
Loménie s'approcha du cheval et leva la tête vers le cavalier masqué. Sa grande simplicité en avait fait un homme aimé de son entourage. On voyait dans son regard calme et droit que la ruse et la peur lui étaient des sentiments étrangers.
– Monsieur, dit-il sans ambages, je crois que nous n'aurons jamais besoin de beaucoup de paroles pour nous entendre. Je crois aussi que nous venons de nous accorder amitié. Pouvez-vous nous en donner un gage ? Peyrac le considérait avec attention.
– Peut-être ? De quelle sorte, ce gage ?
– Un ami n'a pas besoin de cacher ses traits à ses amis ? Pouvez-vous nous montrer votre visage ?
Peyrac hésita légèrement, puis il eut un demi-sourire et porta les mains à sa nuque pour dénouer le masque de cuir.
Il l'écarta, le remit dans son pourpoint.
Tous les Français avaient eu un mouvement de curiosité. Ils considéraient en silence ce visage de condottiere marqué par les combats. Ils pouvaient y lire la certitude qu'ils avaient devant eux un adversaire de taille.
– Je vous remercie, dit Loménie gravement.
Il ajouta avec un imperceptible humour :
– Maintenant que je vous vois, je suis convaincu que nous avons mieux fait de nous entendre avec vous... et nous avons bien fait.
Un échange de regards puis, dans un grand rire :
– Monsieur de Loménie-Chambord, vous m'êtes très sympathique, dit Peyrac.
Il sauta à terre, jetant les brides de sa bête à un de ses serviteurs. Il retira son gant et les deux gentilshommes se serrèrent la main avec force.
– J'accepte l'augure que nos relations se poursuivront pour un avantage mutuel, dit encore Peyrac. Avez-vous trouvé ici, à Wapassou, les rafraîchissements nécessaires pour vous remettre après votre campagne ?
– Plus qu'il n'en faut, car votre poste est à n'en pas douter l'un des mieux pourvus qu'on puisse rencontrer. J'avoue que mes officiers et moi-même ayons... tapé sans vergogne dans vos provisions de vins fins. Il est bien entendu que nous vous revaudrons cela sinon par des vins d'aussi bonne qualité que nous ne saurions vous faire parvenir, au moins par les avantages que notre présence pourrait vous apporter en cas de menace d'Iroquois. On dit qu'il en rôde dans les parages.
– Nous avions fait un prisonnier, hier, un Mohawk, mais il s'est échappé, intervint le lieutenant de Pont-Briand.
– Nous-mêmes avons eu affaire à un parti de Cayugas, dans le Sud, dit Peyrac.
– Cette race traîtresse s'infiltre partout, soupira le comte de Loménie.
Sur ces entrefaites son regard tomba sur Nicolas Perrot et il prouva que ce regard qui avait paru à Angélique si plein de douceur pouvait se faire très sévère. Celui qu'il adressa au bras droit du comte de Peyrac aurait fait entrer sous terre n'importe qui d'autre que le très détendu Canadien.
– Est-ce vous, Nicolas, ou ai-je la berlue ? demanda le comte de Loménie avec froideur.
– C'est bien moi, monsieur le chevalier, fit joyeusement Perrot, un large sourire sur sa face réjouie, fameusement content de vous revoir...
Et d'un geste, il ploya le genou devant l'officier, lui prit la main que celui-ci ne lui tendait pas et la baisa.
– Je n'ai jamais oublié les beaux et bons combats que vous nous avez menés jadis contre l'Iroquois, monsieur. J'ai maintes fois pensé à vous durant mes voyages.
– Vous auriez mieux fait de penser à votre femme et à votre enfant que vous avez abandonnés en Canada, sans souci de leur fournir, pendant plus de trois ans, la moindre nouvelle.
Confus, le pauvre Perrot courba la tête sous la mercuriale, se releva avec une expression d'enfant grondé.
Les soldats français avaient rompu les rangs et s'étaient empressés de venir tenir les chevaux des dames. Elles purent mettre pied à terre, saluées à grands coups de chapeau, et le groupe se dirigea vers l'entrée du poste.
De près, ce n'était en vérité, comme l'avait désigné Peyrac, qu'un comptoir pour l'échange commercial et non pour la défense fortifiée d'un point stratégique. Sa palissade dépassait à peine la taille d'un homme, et quatre petites couleuvrines, aux angles regardant le fleuve, représentaient sa seule artillerie.
L'intérieur de l'enceinte offrait un peu l'aspect d'un pacage à moutons tant y grouillaient des gens et des objets divers. S'y avancer représentait une aventure. Ce qu'Angélique remarqua tout d'abord ce furent les cadavres de deux ours noirs pendus comme de monstrueuses pastèques d'un rouge éclatant et que des Indiens commençaient à dépecer habilement.
– Voyez, nous n'entamerons pas vos réserves de venaison, dit M. de Loménie, la chasse a été belle aujourd'hui et nos sauvages ont décidé de faire promptement festin. Il y a déjà deux autres bêtes qui cuisent dans ces chaudières. Avec un bouquet d'outardes et de dindons, toute la compagnie sera restaurée, et demain aussi.
– Pouvez-vous me dire si la petite habitation est accessible ? demanda Peyrac. Je voudrais y installer ma femme et ma fille afin qu'elles puissent prendre du repos, ainsi que les dames et les enfants qui les accompagnent.
– J'y avais pris mes quartiers ainsi que mes officiers, mais la place va être nette. Si vous voulez patienter encore quelques instants... Maudreuil, allez donc passer l'inspection de la petite habitation.
Le jeune baron de Maudreuil se précipita, toujours bondissant, tandis que Peyrac avertissait le colonel qu'il avait dans son escorte le grand Saga-more Mopountook, des Métallaks. Loménie le connaissait de réputation, mais ne l'avait jamais rencontré. Il le congratula beaucoup, employant avec facilité la langue abénakis.
La poussière commençait à s'élever, sous le piétinement de la foule, mêlée aux fumées des divers foyers. Le vent était faible en cet endroit et ne les dispersait pas. Angélique aspirait à se retirer de ce bruit. Enfin la cour fut traversée, par toutes petites étapes, cahin-caha, à travers l'embarras de récipients divers, de boyaux sanglants étalés, de cendres et braises, de tonnelets et de carquois, de peaux de bêtes et de plumes, de mousquets et de cornes à poudre. Angélique écrasa par inadvertance une sorte de matière bleuâtre et grasse qui servait, paraît-il, aux Indiens pour se peindre la figure. Honorine faillit tomber dans une marmite. Elvire glissa sur de visqueuses entrailles, ses deux garçons furent invités affectueusement par les sauvages à goûter de la cervelle d'ours crue, mets réservé aux seuls mâles. Tout cela finit par les mener jusqu'au seuil de la maison qui leur était réservée. Le baron de Maudreuil en sortait, tandis qu'un Indien d'une race indistincte achevait de nettoyer le sol avec un balai de feuilles. Le jeune enseigne avait fait diligence ; la pièce où ils entrèrent était petite, mais débarrassée de tout objet superflu, et c'est à peine s'il y flottait encore une inévitable odeur de tabac et de cuir. Dans la cheminée, au centre, on avait jeté une grosse bourrée de genévriers sur une poignée d'écorces, prête à être enflammée quand le frais du soir se ferait sentir.
Chapitre 9
Angélique ne put s'empêcher de soupirer d'aise quand la porte se referma. Elle se laissa choir sur un tabouret de bois. L'ameublement était pauvre. Mme Jonas s'assit sur un autre tabouret.
– N'êtes-vous pas trop lasse, ma pauvre amie ? demanda Angélique songeant avec commisération aux cinquante ans passés de cette brave femme.
– Ma foi, je vous dirai que, pour la route, cela s'est bien passé, mais c'est toute cette cohue qui me fend la tête. Dans ce pays, tantôt on ne voit pas assez de monde, tantôt on en voit trop...
– Comment te sens-tu, Elvire ?
– J'ai peur, oh ! j'ai peur, dit la jeune veuve. Tous ces hommes vont nous massacrer.
Maître Jonas regardait par un interstice de la fenêtre, en écartant un des morceaux de peau qui servait de vitre et qui était légèrement décollé. Son visage grave et débonnaire trahissait aussi la crainte.
Angélique fit taire ses propres appréhensions pour essayer de les rassurer.
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