L'Aubignière et Maudreuil se tournèrent vers Pont-Briand. Le lieutenant passa la main sur son front et revint sur terre.
– Monseigneur, dit-il, employant spontanément cette appellation déférente – et plus tard il s'en étonna – monseigneur, il est vrai que nous avons été chargés par le gouvernement de la Nouvelle-France de nous rendre aux sources du Kennebec afin d'obtenir tous renseignements sur vos agissements et vos intentions ; nous pensions que vous arriveriez par le fleuve et vous attendions dans l'espoir de pouvoir entamer avec vous des pourparlers d'entente.
Peyrac eut un vague sourire au bord de son masque, le lieutenant avait dit : « Nous vous attendions par le fleuve. » Leur venue, à cheval, par terre, les prenait au dépourvu.
– Et mon Irlandais, comment l'avez-vous traité ?
– Oh ! Vous voulez dire ce gros Anglais rouge, si drôle, s'exclama le petit baron de Maudreuil... Il nous a donné du fil à retordre. À lui seul, il nous aurait fait croire qu'il y avait là-dedans toute une garnison. Les Hurons voulaient le scalper, mais notre colonel s'y est opposé et, pour lors, il est seulement au frais dans la cave, bien ficelé comme un saucisson.
– Dieu soit loué ! dit Peyrac. Je n'aurais pu vous pardonner la mort de l'un des miens et la question se serait alors réglée par les armes. Quel est le nom de votre colonel ?
– Le comte de Loménie-Chambord.
– J'ai entendu parler de lui. C'est un grand soldat et un fort honnête homme.
– Sommes-nous vos prisonniers, monsieur ?
– Si vous pouvez vous porter garant qu'aucune traîtrise ne nous attend à Katarunk et que votre expédition n'a d'autre but que d'entamer avec moi des pourparlers d'entente, je serais heureux de pouvoir vous traiter en amis plutôt qu'en otages, ainsi que me le recommande mon conseiller, votre compatriote, M. Perrot.
Le lieutenant pencha la tête et parut réfléchir un long moment.
– Je crois pouvoir me porter garant de cela, monsieur, dit-il enfin. Je sais que si vos agissements ont paru inquiétants à certains qui voulaient y voir une incursion des Anglais sur nos territoires, d'autres, et en particulier M. le gouverneur Frontenac, envisageaient avec intérêt la possibilité d'une alliance avec vous, c'est-à-dire avec un compatriote qui aurait à cœur sans doute de ne pas nuire à la Nouvelle-France.
– S'il en est ainsi, je consentirai à m'entretenir avec M. de Loménie avant d'engager d'inutiles hostilités. Monsieur de L'Aubignière, voulez-vous vous charger d'aller annoncer à votre colonel ma venue ainsi que celle de la comtesse de Peyrac, mon épouse.
D'un geste il avait invité Angélique à s'avancer. Elle poussa la jument hors de l'ombre et vint se placer aux côtés de son mari. Elle ne se sentait pas d'humeur à leur prodiguer des amabilités après la frayeur qu'ils lui avaient causée la veille au soir, mais l'expression qui naquit sur leurs trois visages lorsqu'ils la découvrirent et la virent s'approcher d'eux la dérida. Ils reculaient d'un même mouvement et leurs lèvres bougeaient sur ce mot étrange qui ne les franchissait pas, mais qui se devinait : « La Démone !... La Démone de l'Acadie !... »
– Madame, je vous présente ces messieurs du Canada.
– Messieurs, la comtesse de Peyrac, ma femme...
Il observa avec ironie les sentiments divers dont le reflet se jouait sur leurs visages.
– La comtesse m'a fait part de votre rencontre hier soir. Je crois que vous vous êtes mutuellement effrayés... Évidemment, l'apparition d'une femme blanche montée sur un cheval dans ces parages avait de quoi surprendre, mais comme vous le voyez il ne s'agit pas d'une vision...
– Et pourtant si ! s'écria Pont-Briand avec une galanterie toute française. Mme de Peyrac dans sa beauté et sa grâce continue à nous faire douter de nos yeux comme si nous étions vraiment le jouet d'une vision ou d'une apparition.
Angélique ne put s'empêcher de sourire de cet aimable rétablissement.
– Soyez remercié de votre courtoisie, lieutenant. Je regrette que votre première rencontre ait manqué d'élégance. Je vous dois un chapeau, je crois !...
– Pour un peu, c'aurait été une tête, madame. Mais qu'importe ! J'aurais aimé mourir d'une si belle main.
Et Gaspard de Pont-Briand, la jambe cambrée, s'inclina avec la courtoisie d'un homme de cour. Angélique le fascinait visiblement.
La caravane avait repris sa marche dans un certain désordre. L'accord s'étant fait, on avait cherché le Huron blessé pour le transporter sur un cheval, mais il était trop effrayé par cette bête inconnue.
Le baron de Maudreuil avait présenté le capitaine des Indiens, un nommé Odessonik, splendide sous son harnachement de dents d'ours et de plumes qui hérissaient la crête touffue de sa chevelure. Lorsqu'on n'avait pas l'habitude des Indiens, on pouvait les confondre entre eux, mais Angélique fut persuadée de reconnaître en lui le guerrier qui l'autre soir torturait avec beaucoup d'application le prisonnier iroquois. Les Hurons se pressaient autour d'eux, maintenant amicaux et curieux, voulant tous voir les nouveaux Blancs. Leurs panaches de cheveux et de plumes dressés sur leurs crânes rasés menaient une sarabande autour des cavaliers.
– Ils me font peur, dit Mme Jonas. Ils ressemblent trop à des Iroquois. Toute cette engeance, c'est du pareil au même.
Les protestants étaient terrifiés. Ils ressentaient plus encore peut-être qu'Angélique tout le tragique de cette rencontre avec des Français catholiques et militaires, cette engeance qu'ils avaient fuie de La Rochelle au prix de mille dangers. Ils se taisaient et cherchaient à ne pas se faire remarquer des deux officiers.
D'ailleurs, l'intérêt de ceux-ci se portait successivement du visage masqué de Peyrac, qui les intriguait au plus haut point, à celui d'Angélique. Malgré la fatigue et la poussière qui la marquaient dans l'ombre de son grand chapeau, Pont-Briand ne cessait de se demander si en fait elle n'avait pas le plus beau visage du monde. Démone ou non, ses yeux rayonnaient d'une lumière étrange, et il ne pouvait s'empêcher de détourner les siens précipitamment quand ils rencontraient son regard.
Le choc émotionnel qu'il avait éprouvé en l'apercevant sur son cheval, créature de chair et non plus vision, lui nouait encore la gorge, et ses pensées se désintéressaient totalement de la situation présente, cependant assez délicate pour lui. Plus il allait et plus il se persuadait que cette femme surgie des bois était la plus belle qu'il eût jamais rencontrée. Le lieutenant de Pont-Briand était un colosse haut en couleur, une masse de muscles à laquelle seule l'aristocratie de ses ancêtres pouvait communiquer une certaine allure. Né militaire, sans nul doute, et, de plus, contraint à ce destin par sa situation de cadet de famille, il avait la voix sonore, le rire large. C'était un sabreur extraordinaire, un mâcheur de cartouches à la dent rapide, un tireur infatigable, un guerrier d'une endurance à toute épreuve, mais bien qu'il fût un homme dans la force de l'âge ayant dépassé la trentaine, il semblait avoir gardé une mentalité d'adolescent. Cela expliquait qu'il fût resté dans un grade relativement subalterne pour un homme de haute naissance, car s'il faisait merveille sous les ordres d'un chef éclairé, son caractère impulsif rendait souvent ses initiatives dangereuses. Cependant, il avait été nommé chef de poste d'un des forts français les plus importants, le Saint-François, et sa popularité chez les sauvages de la région était grande. Malgré sa force et sa corpulence, en forêt il marchait aussi silencieusement qu'un Indien. Angélique, consciente de l'attention qu'il lui témoignait, en éprouvait de l'agacement. Il y avait en cet nomme sanguin à l'étonnante démarche féline quelque chose qui éveillait aussitôt sa méfiance.
À certains moments, elle regrettait qu'il n'y ait pas eu, dès ce matin, une bonne et franche bataille. Son mari voulait négocier, mais elle, de tout son instinct, de tous ses souvenirs, rejetait la conciliation avec les Français.
Cependant la montagne couleur de flamme s'endormait et soudain là-bas, dans le passage qu'elle ne défendait plus, on voyait miroiter une flaque d'eau azurée. En moins d'une heure, ils atteignirent le fleuve...
De près, le Kennebec se révélait a un bleu d'armure, et l'on se surprenait à lever les yeux vers le ciel pâle pour y chercher quelle sorte de reflet se mirait en ses eaux. Non sans joie, Angélique surprit l'odeur des feux humains. Et tout à coup, elle aperçut le fort. Son visage s'irradia et elle se dressa un peu sur sa selle.
Le fort était bâti en retrait au-dessus de la rive, au centre d'une surface déboisée d'où l'on avait tiré les solides pieux de sa palissade. Celle-ci, rectangulaire, ne laissait dépasser que les toits couverts de bardeaux de deux habitations dont les cheminées fumaient paresseusement. Alentour, le terrain paraissait boursouflé, chaotique, bien que verdoyant. Il n'évoquait ni la symétrie du jardin, ni la belle tenue d'une prairie, et cela s'expliquait lorsqu'on distinguait que les souches des arbres abattus n'avaient pas été arrachées et que les quelques cultures établies autour de l'enceinte proliféraient parmi des racines noueuses et des fûts tronqués... Mais c'étaient là les premières cultures rencontrées en plusieurs semaines de marche dans la forêt. Les lèvres sèches d'Angélique s'étirèrent dans un sourire. L'endroit lui plaisait. Elle serait heureuse d'y trouver sa demeure enfin, après tant d'errance. Pont-Briand la regardait.
Elle ne se rendait pas compte de ce regard fixé sur elle. Elle était toute à la contemplation des lieux découverts du haut de la côte, et sur lesquels semblait flotter à contre-jour un brouillard doré, fait de fumées et de poussières mêlées.
Ce n'était encore qu'un emplacement lointain, sans contours précis, et ridiculement restreint au cœur de la forêt sans limites, mais pour qui avait cheminé depuis de longs jours, sans discerner nulle trace de travaux humains sinon quelques wigwams misérables, quelques canots d'écorce oubliés dans une crique, l'apparition de ce coin de terre semblait promettre au voyageur le réconfort souhaité d'un monde moins primitif. En face, le fleuve s'élargissait jusqu'à former comme un grand lac paisible où les canoës glissaient vivement, avec la légèreté des libellules, certains s'éloignant vers une petite île proche, d'autres longeant les berges, d'autres au contraire venant rejoindre une flottille au repos de ces légers esquifs, massés les uns contre les autres, vers l'extrémité sud de la plage en demi-lune.
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