Elle tira encore. Cette fois, le gentilhomme français parut comprendre. Entre les courants mortels de la rivière et un feu roulant qui lui encadrait la tête à quelques pouces près, il n'y avait plus à hésiter. Il regagna l'île, s'y hissa et se traîna à son tour à l'abri d'un aune rabougri. Angélique put alors un peu relâcher son attention, tout en continuant à surveiller le passage. Mais personne ne semblait désireux d'imiter la folie de l'officier. Il était peu vraisemblable que quelqu'un se risquât désormais vers cet endroit si bien surveillé. Elle se détendit, se releva à demi. La sueur ruisselait de ses tempes. Elle essuya machinalement son front d'une main noire de poudre, prit l'arme rechargée que lui tendait un de ses fils ébahi et se remit en position de tir continuant sa surveillance. Bien lui en prit, car de nouveau le lieutenant tenta sa chance, s'élança comme un diable... Une balle ricocha sous ses pieds, dans le sable de la plage. Promptement, il réintégra son abri. Durant ce temps l'attaque surprise s'était déroulée sur tous les fronts. À l'instant où d'un premier coup de feu Angélique arrêtait la marche du convoi, les Hurons qui se trouvaient au milieu du premier gué voulurent reculer pour se mettre à l'abri de la forêt, mais, de cette rive même qu'ils venaient de quitter, des coups de feu partirent. L'Aubignière se jeta derrière un arbre et commença de riposter en direction de la falaise. Les Hurons, encadrés d'un tir assez fourni de part et d'autre, au milieu du premier passage, n'osaient plus ni avancer, ni reculer. L'un d'eux, cependant, avec l'audace coutumière à sa race, se jeta dans la rivière tourbillonnante, mais comme il abordait plus bas, un peu au-dessus des chutes, un coup de feu tiré par les Espagnols l'atteignit et le blessa à la jambe. Un autre avait réussi à plonger dans les fourrés. L'ennemi invisible posté là par Peyrac l'y rencontra, car on entendit un bruit de lutte et une exclamation de rage. Puis le silence retomba, si complet que le cri des cigales parut s'élever, strident, et couvrir tout autre bruit, jusqu'à ceux de la rivière tumultueuse...
Une odeur de poudre emplissait le défilé.
Angélique serrait les dents. Elle avait oublié où elle se trouvait. Il lui semblait qu'elle était à nouveau aux aguets, au cœur de la forêt poitevine et, sous le canon de son arme, les soldats du roi s'abattaient. Derrière ses dents serrées, montait le cri ancien de son cœur, qui si souvent avait jailli de ses lèvres : « Tue ! Tue !... »
Elle frémit. Une main se posa sur son épaule.
– Voilà, c'est fini ! dit la voix calme de Peyrac.
Elle se redressa un peu hagarde, son arme fumante à la main. Elle le considérait comme si elle ne le reconnaissait pas. Il la fit se relever et doucement, avec un mouchoir, essuya de son front la poudre noire qui le maculait.
Il y avait un sourire au fond de ses yeux et aussi quelque chose d'indéfinissable où se disputaient la pitié et l'admiration, tandis qu'il contemplait ce visage de femme d'une beauté si raffinée et que souillait la sueur de la guerre.
– Bravo, mon amour ! dit-il à mi-voix.
Pourquoi lui disait-il « bravo » ? À quoi applaudissait-il ? À sa réussite présente ? Ou bien à sa lutte ancienne ? À sa lutte folle, désespérée contre le roi de France ? À tout ce que cachait la prodigieuse habileté de ses mains posées sur une arme de mort ?... Avec respect, il baisa sa main ravissante et noircie de poudre. Ses fils et les hommes de Peyrac regardaient Angélique avec des yeux écarquillés. D'en bas, les Canadiens tirèrent. Au mouvement des feuillages, Pont-Briand avait deviné des présences. La roche en saillie éclata, tout près d'eux.
– Ah non alors ! s'écria Perrot à pleine voix. Assez, bonnes gens ! Assez de dégâts. Cessons ce petit jeu, voulez-vous ? Pont-Briand, mon cousin, calme-toi ou je te provoque à la lutte et je te fais toucher des épaules comme ce fameux jour de la Saint-Médard dont tu dois te souvenir !
La voix de stentor du Canadien résonna longuement à travers le défilé envahi de fumée aigre. Il y eut un silence, puis, de l'île :
– Toi qui parles, qui es-tu ?
– Nicolas Perrot, de Ville-Marie, en l'île de Montréal.
– Qui t'accompagne ?
– Des amis, des Français !
– Mais encore ?...
Perrot se tourna vers le comte. Il lui fit un petit signe interrogateur, Joffrey y répondit d'un hochement de tête affirmatif.
Alors le Canadien, mettant ses mains en cornet autour de sa bouche.
– Écoutez tous, bonnes gens de Saint-Laurent, écoutez qui j'annonce. Ici M. le comte de Peyrac de Morens d'Irristru, seigneur de Gouldsboro, de Katarunk et d'autres lieux, et les gens de sa recrue.
Angélique tressaillit en entendant la forêt indienne vibrer de ce nom voué depuis tant d'années au silence de l'opprobre et de la tombe. Joffrey de Peyrac de Morens d'Irristru !... Était-il écrit que le vieux patronyme gascon pouvait revivre, oserait renaître, si loin de son berceau originel ? N'était-il pas sans danger ?...
Elle se tourna vers son mari, mais le visage de celui-ci ne révélerait rien. Debout, à l'extrémité du promontoire, dissimulé par les branches retombantes d'un pin auquel il s'appuyait, il continuait à observer avec autant d'attention le lieu de l'escarmouche, comme indifférent à ces appels qui s'échangeaient.
La fumée ne se dissipait que lentement. Les sons s'amortissaient dans cette matité poudreuse. L'on voyait peu et la prudence voulait, de part et d'autre, qu'on demeurât sur le qui-vive. Joffrey de Peyrac continuait de tenir à la main son pistolet chargé. Enfin quelqu'un se dressa sur l'île de derrière les buissons. C'était le grand Pont-Briand.
– Viens à moi sans armes, Nicolas Perrot, si c'est bien toi et non ton fantôme !...
– J'arrive.
Le Canadien remit son fusil aux mains de son serviteur et dévala la côte jusqu'à la grève. Lorsqu'il apparut sur la petite plage de la rive, dans ses vêtements de daim et sous son bonnet de fourrure, des exclamations d'enthousiasme l'accueillirent. Français et Hurons courant à sa rencontre l'acclamaient. Il leur cria de remonter un peu en amont, au tournant de la rivière, et de franchir un pont léger en troncs d'arbre que les Espagnols avaient jeté à un endroit où les rives étaient proches l'une de l'autre. Ce passage était rarement utilisé, car seul le gué évitait un détour de plusieurs heures en épargnant le passage d'une faille très prof onde. Quand tout le monde se fut rejoint, on entendit des embrassades énergiques et des congratulations bruyantes. Le Canadien et ses compatriotes s'enveloppaient mutuellement de grandes claques sur les épaules et de grandes bourrades dans les côtes.
– Frère ! Te voici ! On te croyait mort !
– On te croyait parti à jamais !
– Retourné aux Iroquois !
– Habitué à vivre avec les sauvages jusqu'à la fin de tes jours !
– C'est bien ce qui a failli m'arriver, répondait Nicolas Perrot, et c'était dans mes intentions de retourner aux Iroquois lorsque je quittai Québec, il y a trois ans. Mais j'ai rencontré M. de Peyrac et j'ai changé d'avis.
Les Hurons reconnaissaient Perrot avec plaisir. Mais certains rechignaient en réclamant le prix du sang, car un des leurs, Anahstaha, avait été blessé.
Perrot leur dit en langue huronne :
– Mon frère Anahstaha n'avait qu'à ne pas essayer de me filer comme couleuvre entre les doigts alors que nos mousquets lui ordonnaient de faire halte. Que celui qui ne comprend pas le langage de la poudre ne se mêle pas de faire la guerre... Venez, messeigneurs, je vous prie, conclut-il en s'adressant aux officiers français, tandis que les Hurons, subjugués par cette voix mâle qu'ils connaissaient trop bien, s'asseyaient pour palabrer et décider finalement de laisser les Blancs se débrouiller entre eux.
Chapitre 8
Les trois hommes qui, à la suite de Nicolas Perrot, montaient le flanc abrupt de la montagne n'étaient pas sans curiosité, malgré la mésaventure dont ils venaient d'être l'objet. Le nom de comte de Peyrac avait déjà atteint une certaine célébrité en Amérique septentrionale. Peu de gens l'avaient vu, mais on parlait beaucoup de ce personnage énigmatique, depuis les rivages du Massachusetts et de la Nouvelle-Écosse jusqu'aux confins du Canada. De plus, ayant occupé militairement l'établissement que le comte de Peyrac avait sur le Kennebec, les Français se sentaient en mauvaise posture, et sans la présence de leur ami Perrot, ils auraient mal auguré de leur sort. Au passage, ils entrevirent des nommes postés derrière les buissons, vrais visages de flibustiers aux races diverses, qui les suivaient d'un regard sombre.
Comme ils arrivaient au sommet, ils s'immobilisèrent subitement, saisis d'une crainte mêlée d'étonnement.
Dans la pénombre toute piquetée de points lumineux par le jeu des feuilles, il venait d'apercevoir un cavalier masqué de noir, monté sur un étalon d'ébène, aussi immobile qu'une statue.
Derrière lui se dessinaient d'autres silhouettes cavalières et des femmes.
– Je vous salue, messieurs, dit le cavalier mas qué d'une voix sourde. Approchez, je vous prie.
Malgré leur vaillance, ils avaient de la peine à se ressaisir. Ils saluèrent cependant, et comme le grand lieutenant semblait incapable de prononcer un mot, ce fut le coureur de bois, Romain de L'Aubignière, dit Trois-Doigts de Trois-Rivières, qui prit la parole. Il se présenta et ajouta :
– Monsieur, nous sommes à votre disposition pour converser avec vous, quoique vos procédés pour ouvrir les débats nous aient paru un peu... détonnants.
– Les vôtres le sont-ils moins ? J'ai appris que vous vous étiez crus en droit d'occuper le poste qui m'appartient sur les rives du Kennebec ?...
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