– L'île est bien loin pour un tir précis, dit Angélique en fronçant les sourcils.

– C'est ce que m'ont aussi allégué les tireurs que j'ai désignés pour cette tâche, mais nous ne pouvons nous poster ailleurs. Une faille nous sépare d'un meilleur emplacement, en face de l'île, et nous n'avons plus le temps de la franchir ; cela demanderait plusieurs heures. Il faut donc tirer d'ici et arrêter la tête du convoi afin que personne ne puisse aller donner l'alerte au poste. Les arrêter, sans pourtant atteindre personne. Je ne veux aucune effusion de sang.

– C'est un tour de force que vous me demandez là.

– Je sais, ma chère, Florimond lui-même s'est récusé et pourtant il se présente comme un habile fusil...

Le jeune garçon était là, considérant sa mère et son père d'un œil dubitatif, tenté de faire montre de ses talents, mais assez loyal pour douter de lui-même.

– À la pointe de l'île, père, cela me semble impossible, s'écria-t-il. Si c'était au moment où ils s'engageront, oui...

– À ce moment-là une partie de la troupe sera encore dans la forêt. Je veux que personne ne puisse s'enfuir. Quelques tireurs sont postés sur la rive en amont, pour rattraper les fuyards possibles, mais s'il y en a un trop grand nombre, cela va faire une vraie bataille et il s'en échappera toujours un ou deux. Non, je veux les tenir tous, ou presque, hors du bois, engagés sur le gué ou dans l'île, avant de tirer. Nos Espagnols, en bas, pourront alors leur couper complètement la retraite de ce côté-ci, ainsi ils seront encerclés de toutes parts.

– Mais l'île s'allonge droit, devant nous. Arrêter la tête du convoi au moment où elle s'engagera sur la seconde partie du gué, à une distance pareille et sans blesser personne me semble une gageure...

– Pouvez-vous la tenir, madame ?

Angélique avait observé les lieux avec une attention aiguë. Son regard revint vers lui.

– Et vous-même, Joffrey ?... N'êtes-vous pas un tireur entraîné ?

– À une telle distance, je suis persuadé que vos yeux valent mieux que les miens...

– S'il en est ainsi...

Elle hésitait. Ce qu'il lui demandait là était extrêmement difficile. Le soleil emplissait la gorge. D'autre part, elle était heureuse de la confiance que le comte lui témoignait par ce geste et de pouvoir passer à l'action. Ses fils et les hommes qui se trouvaient postés là la regardaient perplexes, étonnés par la démarche du comte, et elle n'était pas mécontente de leur prouver que des guerres et des coups de feu elle en avait connus autant, sinon plus qu'eux, tous pirates qu'ils étaient.

Et comme Joffrey répétait :

– Pouvez-vous tenter cette gageure, madame ?

Elle répondit.

– J'essaierai... Quelle arme me donnez-vous ?

Un des hommes tendit le mousquet qu'il venait de charger, mais elle le refusa.

– Je veux une arme que j'aurai bourrée moi-même.

On lui remit le propre fusil de M. de Peyrac que le Breton Yann Le Couénnec portait et entretenait. C'était une arme à silex et qui pouvait tirer deux coups sans être rechargée. La crosse incrustée de nacre était de bois de noyer, c'est-à-dire légère et robuste à la fois, et elle l'essaya avec satisfaction contre son épaule. Elle examina la poudre, les balles et les amorces qu'on lui présentait, nettoya le double canon, bourra une fois, fit glisser les balles, bourra encore. Des regards curieux suivaient chacun de ses gestes. Quand l'amorce fut posée, elle s'accota contre les rebords de pierre. Une légère excitation qu'elle connaissait bien commençait de l'envahir. L'odeur de la guerre !

Là-bas, dans la lumière, elle voyait la pointe de l'île, la crête étincelante des cailloux qui entamaient la seconde partie du gué.

Son cœur battait plus vite. Cela, c'était avant. Quand le moment serait venu, au contraire, elle serait d'un calme étrange. Elle se redressa.

– Il faudrait tenir prêtes deux armes chargées pour me les passer si jamais les premiers ne suffisent pas à les arrêter.

Puis elle attendit.

Moins d'une heure plus tard, le cri de l'engoulevent résonna dans la forêt. Cri si familier, avec celui des tourterelles, qu'on n'y prêtait plus garde. Mais Nicolas Perrot parut trouver à cet appel un sens particulier car il s'inclina légèrement vers Angélique et chuchota dans un souffle :

– C'est le signal de Marok.

Sur la grève un Indien surgit le premier, un Huron, puis un coureur de bois qu'Angélique avait aperçu la veille, dans le ravin. Puis un officier, suivi de plusieurs Indiens et d'un Français, un très jeune homme celui-là, juste un enfant aux boucles blondes, vêtu de la redingote bleue des officiers du roi sous son harnachement d'armes diverses, hache, coutelas et corne à poudre. Sa cravate de dentelles était assez fripée et nouée à la diable, son chapeau, fort cabossé, était orné de couteaux d'aigles blancs et noirs qui n'avaient rien à voir avec le tour de plumes réglementaires, mais les broderies de ses revers de manches et de ses boutonnières rappelaient quand même celles d'un uniforme. Il était chaussé de jambières de cuir et de mocassins. On le vit se jeter fort joyeusement dans l'eau au bord de la plage, s'asperger le visage et s'ébrouer dans une gerbe d'écume. L'officier, qui était ce colosse dont Angélique avait la veille troué le chapeau le rappela à l'ordre :

– Du calme, Maudreuil ! Vous faites autant de raffut qu'un orignal en train de charger.

– Hé ! répliqua l'autre gaiement, nous ne sommes plus qu'à une demi-lieue de Katarunk. Craignez-vous encore une mauvaise rencontre avec des esprits diaboliques comme hier soir ?...

Les voix portaient, claires et distinctes, répercutées par l'écho de la vallée.

– Je ne sais pas ce que je crains, répliqua le lieutenant, mais cet endroit ne me dit rien qui vaille.

– J'ai toujours pensé que c'était un vrai coupe-gorge...

Il leva la tête vers les falaises et ses yeux paraissaient vouloir percer le secret des feuillages que le vent remuait doucement.

– Flairez-vous l'Iroquois ? demanda le jeune militaire en riant, vous avez pour eux un odorat d'une finesse particulière.

– Non ! Mais je flaire autre chose, je ne sais pas quoi. Pressons-nous. Plus vite nous serons de l'autre côté, mieux cela vaudra. Allons-y... Je passe le premier. L'Aubignière, dit-il au coureur de bois, restez à l'arrière-garde, voulez-vous ?

Il s'engagea à travers le gué, franchissant les cailloux en grandes enjambées souples. Là-haut, sous les arbres qui les dissimulaient, Nicolas Perrot posa le bout des doigts sur l'épaule d'Angélique...

– Par grâce, ne les tuez pas, chuchota-t-il. Celui-là, le géant, c'est le lieutenant de Pont-Briand, mon meilleur ami. L'autre, c'est Trois-Doigts de Trois-Rivières et le plus jeune, c'est le petit baron de Maudreuil, le plus merveilleux enfant du Canada.

D'un battement des paupières, Angélique fit signe qu'elle l'avait compris. Soit, elle ménagerait de si précieux ennemis, mais toutes ces présentations n'étaient pas faites pour simplifier sa tâche.

Le colosse que Nicolas avait désigné comme le lieutenant de Pont-Briand venait d'aborder l'île. Là, encore, il se tenait immobile, les poings sur les hanches, le visage levé, examinant les alentours avec une suspicion de chien. Et, en effet, il paraissait flairer. Il ne portait pas de chapeau. Ses cheveux châtain foncé s'ébouriffaient autour de sa tête et de ses épaules. À contre-jour, le soleil lui dessinait une petite auréole rougeâtre. Il ne parut relever rien de suspect et, haussant les épaules, commença à traverser l'île, suivi des Hurons qui avaient déjà franchi le gué.

Angélique rassembla toute son attention, assura l'arme contre son épaule. Du bout de son canon, elle commença de suivre la silhouette de Pont-Briand s'éloignant le long de la plage. Plus proche, le coureur de bois, L'Aubignière, dit Trois-Doigts, demeuré sur la grève, pressait les sauvages qui continuaient de sortir de la forêt.

Pont-Briand venait d'atteindre l'extrémité de la petite île. Il s'arrêta, considérant sa troupe engagée dans le passage de la rivière. Sans le savoir, il faisait le jeu de ceux qui le guettaient du haut de la falaise. Bientôt tout son contingent serait rassemblé dans le défilé, et c'est ce qu'avait désiré Joffrey de Peyrac.

Enfin le lieutenant se dirigea vers la seconde partie du gué. C'était l'instant.

Angélique ne fut plus qu'un regard, occupé d'un seul point : la pierre plate du gué sur lequel le pied de l'homme allait se poser.

Son doigt pressa la gâchette. La pointe de la pierre là-bas vola en éclats, tandis que la gorge s'emplissait du bruit soudain et grondant de la détonation. L'officier français avait fait un bond en arrière.

– À terre ! cria-t-il, tandis qu'Indiens et Français rassemblés dans l'île se jetaient à plat ventre et rampaient à l'abri de quelques maigres buissons.

Mais le lieutenant, au lieu de les imiter, bondit de nouveau en avant vers le gué. Angélique tira. Il était déjà à mi-chemin du gué. Une pierre éclata encore à ses pieds. On le vit perdre l'équilibre et tomber à l'eau. Angélique pensa que c'était le deuxième bain qu'il lui devait en deux jours, quand il la poursuivait dans le ravin, car hier soir il était aussi tombé dans la rivière. Elle était certaine de ne pas l'avoir atteint.

– L'autre arme, fit-elle brièvement.

La tête du lieutenant reparut. Il se débattait dans le courant et s'éloignait encore. Angélique épaula de nouveau, visa, tira. La balle ricocha à la surface de l'eau. Elle passa si proche qu'il dut en être éclaboussé.

– Ne le tuez pas, supplia Nicolas Perrot à mi-voix.

« Du diable ! songeait Angélique énervée. Il ne voyait donc pas que l'autre ne se laissait pas arrêter, et comment empêcher cet enragé d'atteindre la rive sans le tuer ? »