– Que signifie ce cri qu'ils ont jeté en m'apercevant : « La Démone de l'Acadie ? »...

– Ils ont dû vous prendre pour une apparition. Castine et Perrot m'avaient averti que la Nouvelle-France était bouleversée par les révélations d'une sainte religieuse de Québec qui avait vu en songe un démon femelle arrachant à l'Église les âmes de tous les Indiens, baptisés ou non, de l'Acadie. D'où leur suspicion et leur agitation. Et aussi, peut-être, la raison de leur expédition présente jusqu'ici... On disait que la Démone chevauchait un animal mythique, une licorne...

– Ah ! Je comprends, s'exclama Angélique avec un rire nerveux, quand ils m'ont aperçue : une femme, un cheval... C'était impensable par ici... Et cela correspondait à leur vision...

Peyrac paraissait contrarié.

– C'est stupide... mais c'est grave. Cette confusion qui s'est faite dans leur esprit peut nous être une cause d'ennuis supplémentaires. Ces gens-là sont des fanatiques.

– Mais enfin, ils ne peuvent nous attaquer sans aucun geste hostile de notre part...

– Attendons ! l'avenir nous renseignera sur leurs intentions... Ce matin, Perrot a envoyé son Indien Mazok en reconnaissance. À son retour, il nous informera des mouvements dans la région : Français, Iroquois, ou encore ceux des alliés des Français qui les accompagnent dans leurs expéditions : Abénakis, Algonquins ou Hurons. J'y songe, fit-il tout à coup, il se peut fort bien que les sauvages que nous avons aperçus tantôt n'aient été que des Hurons de la suite des Français. Ces gens-là, bien que farouches ennemis des Iroquois, appartiennent à la même race et en ont conservé les mœurs, et entre autres la façon de se coiffer d'une seule mèche de scalp au sommet du crâne. Mais nous avons eu vent qu'il y avait également un parti de guerre d'Iroquois qui rôde dans la région et les Français ne sont peut-être là que pour eux et nous pourrions...

« C'est cela l'Amérique, voyez-vous... Des déserts qui tout à coup s'animent et grouillent d'êtres humains plus divers, tous ennemis.

Des torches brillaient dans le sous-bois, s'avançant vers le campement. On entendit claquer le chien des mousquets et l'odeur des tiges d'amadou que certains allumaient. Mais ce n'étaient que les trois Canadiens qui revenaient bredouilles. Ils avaient bien trouvé en amont de la rivière les traces du camp français, ainsi qu'un prisonnier iroquois à demi grillé, attaché à un arbre, mais de militaires et de Hurons, point. En vain avaient-ils hélé à pleine voix.

– Ohé, du Saint-Laurent, où êtes-vous, cousins ? Où êtes-vous, frères ?...

Rien de répondait.

Quant au prisonnier iroquois qu'on avait détaché, il avait trouvé le moyen, tout grillé qu'il fût, de profiter d'un moment d'inattention pour se redresser d'un bond et disparaître à son tour dans les fourrés obscurs.

Désormais, on n'était plus entouré que de fantômes grouillants, d'espèces diverses : Français, Algonquins, Hurons, Abénakis, Iroquois, et la forêt mystérieuse continuait à murmurer sous le souffle du vent, sans autres bruits que celui des eaux lointaines et l'appel de l'orignal en rut. Joffrey de Peyrac laissa une partie de ses hommes sous les armes et organisa des tours de ronde ; on ne se laisserait pas surprendre.

Il conseilla à Angélique d'aller prendre du repos, dans la tente réservée aux femmes et aux enfants.

Il l'accompagna jusque-là, et comme l'ombre était profonde il la prit dans ses bras et voulut baiser ses lèvres. Mais elle était trop agitée et trop inquiète et ne put répondre à ses caresses. Elle lui en voulait aussi en des moments comme celui-ci de s'être séparé d'elle pendant le voyage en ne la prenant pas près de lui, la nuit. La discipline de la caravane et la venue récente des femmes parmi ce monde d'hommes l'exigeaient. Angélique l'admettait. Elle se souvenait que lorsqu'elle s'était enfuie de Miquenez, avec les captifs chrétiens, au Maroc, Colin Paturel, leur chef, avait pratiqué le même ostracisme. « Cette femme n'appartient à personne, avait-il dit, pas d'histoires d'amour avant que nous ne soyons sains et saufs en terre chrétienne... »

Il y avait un peu de ce principe dans la rigueur avec laquelle Joffrey de Peyrac tenait à rassembler femmes et enfants sous un même abri, tandis que les hommes couchaient à l'écart, trois par trois, dans les huttes d'écorce.

Lui-même demeurait ainsi un chef seul, sans privilèges, se devant à ceux qu'il avait pris sous sa garde.

Il faisait sienne la loi des vieilles tribus primitives qui veut que le guerrier, à la veille du combat ou lorsqu'il doit affronter quelque danger, s'éloigne de la femme afin de garder intactes sa lucidité et sa force.

Mais Angélique ne partageait pas cette force. Elle était faible, elle, se disait-elle parfois, et elle avait terriblement besoin de lui. Son esprit se rassurait imparfaitement lorsqu'elle était loin de lui. Elle craignait de le perdre à nouveau. Le miracle de leurs retrouvailles était si récent. Elle savait certes que la maîtrise, la froideur de Joffrey de Peyrac cachaient une sensualité vive et ardente et qui à son égard ne se démentait pas. Mais, par instants, elle craignait de n'être pour lui que cet objet de plaisir qui le charmait certes, mais qu'il écartait de sa vie plus personnelle, de ses joies, de ses ambitions et de ses soucis. Elle s'était aperçue au fil des jours qu'elle était liée à un homme qu'elle connaissait mal, auquel elle devait cependant soumission et dévouement, et qu'elle se heurterait souvent à sa volonté de fer, car il avait des aspects durs, secrets, positifs, et qu'il était plus rusé encore qu'autrefois. On ne savait jamais ce qu'il préparait.

Elle dormit mal, s'attendant à chaque instant à des coups de feu et, pour le moins, à une invasion bruyante des Français.

À l'aube, elle se glissa hors de la tente, entendant des murmures. L'Indien Mazok surgissait du brouillard. Le Panis avait retrouvé en abordant l'Amérique, après son voyage en France, son pagne et ses mocassins de peau. Les cheveux tressés étaient à nouveau tout emmêlés de plumages. Il tenait en main son arc, et un carquois rempli de flèches barrait son dos.

Il saluait son maître et Joffrey de Peyrac qui venait à sa rencontre. Angélique s'approcha. On lui communiqua la nouvelle apportée par l'Indien. Depuis deux jours un petit détachement de Français, accompagné de leurs alliés Algonquins et Hurons, occupait le poste de Katarunk.

Très tôt à l'aube, la caravane de Peyrac plia bagage. Il faisait toujours froid. Un brouillard irisé enveloppait les alentours et l'on ne distinguait rien à trois pas. Les uns derrière les autres, tenant les chevaux par la bride, les voyageurs quittèrent la clairière et s'enfoncèrent dans les halliers mouillés. Les consignes se passaient dans un murmure et l'on disait aux enfants transis de retenir leurs toussotements. La rosée pleuvait sur eux. Une atmosphère de mystère accompagnait leur marche feutrée. Peu à peu la brume devint moite et lorsque le soleil parut, disque d'un jaune pâle s'épanouissant au-dessus de la terre invisible, il ne fallut que quelques instants pour que le brouillard se dissipe, révélant le paysage luisant et lavé rayonnant de toutes ses couleurs violentes. Ils achevaient alors de traverser un espace découvert et la consigne courut de se hâter vers l'abri d'un bois de chênes un peu en contrebas. Là, l'ordre fut donné de se regrouper et de faire halte.

La chaleur montait peu à peu sous la ramure aux sombres feuillages violets des grands chênes trapus. La plus stricte consigne de silence continuait à être respectée. Les quatre militaires espagnols commencèrent à descendre vers le fond du ravin. Ils marchaient lourdement en faisant craquer la futaie, tandis que les Indiens de Mopountook avaient paru se fondre à travers les taillis et se trouvaient les premiers en bas, plus silencieux que des fantômes. Dissimulés par une haie de taillis desséchés, les Espagnols plantèrent leurs fourches dans le gravier de la rivière et y appuyèrent leurs arquebuses à mèche. C'étaient des armes beaucoup plus puissantes et portant trois fois plus loin que des mousquets, mais moins précises, des sortes de petites couleuvrines portatives.

Angélique s'interrogeait sur la conduite à tenir car un combat semblait se préparer, lorsque le comte de Peyrac vint à elle.

– Madame, il me faut requérir vos talents comme étant ceux du plus habile tireur que j'aie dans ma compagnie. Ils vont nous être indispensables...

Il recommanda à Honorine de rester sagement auprès de Jonas et des autres enfants et deux hommes furent promus à leur garde et à la surveillance des chevaux. Puis il emmena Angélique jusqu'au bord extrême de la falaise, garni de gros rochers en surplomb. C'était un excellent observatoire et l'œil embrassait assez loin en amont et en aval la rivière coulant au-dessous entre deux rives profondément encaissées. Le cours d'eau était large et, même en cette saison tardive, paraissait torrentiel. Un gué le traversait mais en dehors des affleurements rocheux qui permettaient de passer sans difficulté et presque à pied sec, la rivière était profonde, creusée de tourbillons. C'était encore un seuil, un sault, comme disent les Canadiens, descendant par degrés vers le lac, dont le scintillement se discernait plus loin à travers les frondaisons pourpres.

– Le gué de Sakoos, dit Nicolas Perrot à voix basse.

Le gué était coupé en plein milieu de la rivière par une petite île de sable planté de boqueteaux.

Le comte la désigna à Angélique après lui avoir montré sur la rive en face la trouée sombre à travers les taillis, par laquelle des voyageurs, suivant la piste de la forêt, déboucheraient sur la grève.

– Tout à l'heure, des hommes vont surgir là et s'engageront sur le gué et ce seront vraisemblablement nos Français d'hier soir et leurs Indiens... Vous les reconnaîtrez, vous qui les avez vus déjà en face. Lorsqu'ils seront engagés sur la petite île, mais seulement lorsqu'ils seront là, vous tirerez pour les empêcher de franchir la deuxième partie du gué.