Le souci de son cheval revint à Angélique et, avant de rejoindre le groupe, elle descendit vers les bords de la rivière où l'on avait mis les chevaux à paître. Wallis s'était enfuie ! sa longe rompue pendant près de l'arbre où on l'avait attachée. Un pressentiment avertit Angélique que la bête ne pouvait être loin. Après être remontée prendre une bride et un mors, elle suivit le bord de la rivière en appelant doucement, calmement.
Une lune embuée se levait. La rivière presque à sec murmurait entre les cailloux. Des branches craquèrent.
Angélique se dirigea dans cette direction. Elle aperçut la jument dans un reflet de lune broutant l'herbe d'une petite clairière, mais, lorsqu'elle y parvint, le volage animal s'était encore éloigné.
Quand enfin Angélique réussit à l'atteindre au sommet d'une colline, elle s'aperçut qu'elle avait perdu de vue les feux du campement. Ce n'était pas grave. Elle allait descendre vers le lit de la rivière encaissée et suivre celle-ci en aval. Après avoir solidement sanglé les naseaux de la bête, et la tenant d'une poigne ferme, elle se fit attentive afin de repérer le murmure de l'eau en contrebas.
Seule au sein de cette nuit épaisse elle n'éprouvait plus de crainte. Une fois encore elle goûta, de façon furtive mais intense, la sensation d'être vivante, pleine de force et de jeunesse, au seuil d'une vie nouvelle, qu'elle aurait à bâtir de toutes pièces. Elle recevrait l'alliance de ces grands espaces inconnus et où ils avaient abordé après tant de périls. Et le même sentiment d'amour pour la terre vierge, qu'elle avait ressenti tantôt lorsqu'elle se baignait parmi les chatoiements magiques du lac, gonfla son cœur. Ce fut à cet instant que les hallucinations commencèrent.
Mêlés aux appels lointains d'un orignal, aux froissements du vent, au grondement sourd des cataractes dans le fond des bois, elle entendit des chants d'église.
Chapitre 6
Ave Marie Stella
Gratia Mater Alma...
Les paroles d'un cantique voyageaient à travers la nuit primitive. Angélique regarda vers la cime des arbres, comme si elle se fût attendue à voir le ciel entre leurs branches s'entrouvrir sur un chœur d'anges. Elle frissonna et avec précaution elle se retourna. Derrière elle, au bord de la falaise, se levait comme une aurore inquiétante, une lueur rosâtre découpant des ombres dansantes parmi les pins.
Tenant Wallis par la bride, Angélique, à pas de loup, s'approcha du bord du ravin. De là s'élevaient des voix d'hommes chantant un cantique.
Angélique n'était pas loin de se croire revenue au temps de la forêt de Nieul où les Huguenots persécutés se réfugiaient dans les forêts pour y prier et y psalmodier3. Elle s'approcha plus encore et se penchant découvrit un tableau étrange, inimaginable. Au fond de la gorge, les roches étaient rouges du reflet de deux grands feux allumés au bord de la rivière. Un religieux en robe noire, levant les bras en un geste de bénédiction, se tenait debout en face d'une assemblée d'hommes agenouillés.
Parmi ceux-ci dont elle voyait les visages, alors que le religieux lui tournait le dos, il y en avait qui étaient équipés de vêtements de daim et de fourrures, mais d'autres portaient des uniformes bleus sou tachés de dorures et Angélique remarqua deux gentilshommes à collet et manchettes de dentelle.
Sur les dernières strophes, le chant s'interrompait. Puis la voix du prêtre s'éleva seule, sonore et ardente.
– Reine du ciel...
– Priez pour nous, répondit l'assemblée dans un murmure.
Angélique se recula. Des Français !...
– Tour de David !...
– Priez pour nous !...
– Arche d'alliance !...
– Priez pour nous !...
– Refuge des pécheurs ! Consolatrice des affligés !...
– Priez pour nous ! Priez pour nous !... répondait à chaque invocation le chœur.
Les coureurs de bois, soldats et seigneurs, agenouillés, la tête pieusement inclinée, tandis qu'un chapelet glissait entre leurs doigts.
– Des Français !...
Le cœur d'Angélique battait follement.
Elle eût pensé être la proie d'un cauchemar où elle aurait revécu toutes les affres de sa guerre du Poitou si elle n'eût distingué, derrière les Français, les silhouettes de cuivre rouge d'Indiens à demi nus. Certains de ceux-ci priaient et chantaient également. D'autres assis près du second foyer raclaient de leurs doigts quelques restes de nourriture dans le fond d'un bol de bois. L'odeur de la soupe flottait et une chaudière de taille moyenne avait été tirée à l'écart après distribution de son contenu.
Penché sur les braises ardentes, un grand diable luisant de graisse, à la chevelure hérissée, se redressa en retirant des flammes une hache dont le métal incandescent jeta un éclair. Tenant l'arme avec soin, le sauvage s'éloigna du cercle de quelques pas. Ce fut seulement alors qu'Angélique remarqua à demi dans la pénombre un autre Indien nu, attaché au tronc d'un arbre.
Sans hâte et comme s'il faisait la chose la plus naturelle du monde l'homme à la hache appliqua contre la cuisse le métal embrasé. Aucun cri ne s'éleva. Seule une insupportable odeur de chair grillée parvint peu après aux narines d'Angélique. Horrifiée, celle-ci eut un mouvement brusque, retint un cri, et Wallis broncha en faisant craquer des branches. Comprenant qu'elle allait être aperçue, Angélique bondit, à califourchon, sur le cheval.
Le sauvage qui venait de remettre sa hache dans les braises leva la tête et tendit vers le sommet de la falaise son bras musclé, aux bracelets de plumes. Ils furent tous debout aussitôt et la virent, silhouette cavalière, femme aux longs cheveux, se détachant sur le ciel lunaire.
Alors un cri terrible jaillit de leur poitrine.
– La Démone ! La Démone de l'Acadie !
Chapitre 7
– Vous dites qu'ils ont crié : « La Démone de l'Acadie » ?
– C'est ce que j'ai cru entendre.
– Dieu ! Pourvu qu'ils ne vous aient pas prise pour « elle » ! s'exclama Nicolas Perrot en se signant.
Et Maupertuis l'imita.
– Je ne sais pas pour qui ils m'ont prise, en tout cas ils se sont lancés à ma poursuite comme des furieux. L'un d'eux, une sorte de séant, a bien failli m'atteindre alors que je lançais Wallis dans la rivière.
– L'avez-vous tué ? demanda vivement Peyrac.
– Non. J'ai tiré dans son chapeau et il est tombé à la renverse dans l'eau ; ce sont des Français, vous dis-je, qui campent dans le ravin de l'autre côté de cette montagne même où nous avons dressé nos tentes.
– Si vous le permettez, monsieur de Peyrac, nous irons nous. Canadiens, au-devant d'eux, Maupertuis, son fils Pierre-Joseph et moi, dit Nicolas Perrot. Ce serait bien le diable si nous ne trouvons pas parmi ces gens de Québec quelques bons amis et connaissances avec lesquels s'expliquer.
– N'oublie pas, Perrot, que nous sommes con damnés à mort par le gouvernement de Québec, objecta Maupertuis, et même excommuniés par mon seigneur l'Évoque. Bast ! Sottises que tout cela. Lorsqu'on est natif du Saint-Laurent, on se retrouve entre amis avec plaisir.
Les deux Canadiens, suivis du fils de Maupertuis, un garçon métis de vingt ans qu'il avait eu d'une Indienne, s'enfoncèrent dans les taillis obscurs.
Le camp était sous les armes depuis qu'Angélique l'avait regagné et y avait jeté l'alerte. Lorsque les trois Canadiens se furent enfoncés dans le bois, Angélique se tourna vers Peyrac. Elle avait peine à réprimer un tremblement et sa voix était un peu agressive.
– Vous ne m'aviez pas avertie que nous risquions de rencontrer des Français là où nous nous rendons.
– On risque toujours de rencontrer des Français lorsqu'on se promène en Amérique du Nord. Je vous ai déjà dit qu'ils étaient peu nombreux, mais virulents, et aussi voyageurs et badauds que les Indiens. Il était inévitable que nous attirions leur curiosité... Rapprochez-vous du feu, chérie. Vous êtes glacée. Cette mauvaise rencontre vous a émue. C'est encore la faute de votre insupportable jument.
Angélique offrit ses deux mains à la chaleur de la flamme. Glacée, certes, elle l'était, et jusqu'au fond du cœur.
Des questions se bousculaient sur ses lèvres. Elle aurait voulu à la fois être rassurée et découvrir sans faux-fuyant toute l'ampleur du danger.
– C'était cela que vous craigniez, n'est-ce pas ? La raison pour laquelle vous nous faisiez hâter ? Vous redoutiez une incursion des Français sur les terres où vous comptez vous installer ?
– Oui ! Non loin de Gouldsboro, mon plus proche voisin, le baron de Saint-Castine de Pentagoët, qui tient le poste français d'Acadie, et avec lequel j'ai toujours entretenu de bons rapports, était venu m'avertir que des missionnaires catholiques, qui catéchisent les Abénakis du Maine, s'inquiétaient de ma venue aux sources du Kennebec, et avaient demandé l'envoi d'une expédition contre moi au gouvernement de Québec.
– Mais de quel droit les Français peuvent-ils prendre ombrage de votre venue en ces lieux ?
– Il les considèrent comme leur appartenant sous le nom d'Acadie.
– À qui appartiennent ces déserts en fait ?
– Au plus entreprenant. Le traité de Bréda, signé par la France, l'a reconnu aux Anglais, mais ceux-ci craignent la forêt et n'osent quitter la côte pour faire valoir les articles du traité.
– Et si un jour ces Français du Nord découvrent qui vous êtes, qui je suis...
– Ce n'est pas demain que la chose arrivera... Et alors je serai plus fort que cette pauvre colonie abandonnée aux antipodes par le roi de France... Non, ne craignez rien. La main de Louis XIV ne peut s'étendre jusqu'à nous. En tout cas, s'il l'ose, nous pourrons le combattre. L'Amérique est grande et nous sommes libres... Rassurez-vous. Réchauffez-vous, ma chérie...
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