La série

01 : Angélique, marquise des anges 1


02 : Angélique, marquise des anges 2


03 : Le chemin de Versailles 1


04 : Le chemin de Versailles 2


05 : Angélique et le roi 1


06 : Angélique et le roi 2


07 : Indomptable Angélique 1


08 : Indomptable Angélique 2


09 : Angélique se révolte 1


10 : Angélique se révolte 2


11 : Angélique et son amour 1


12 : Angélique et son amour 2


13 : Angélique et le Nouveau Monde 1


14 : Angélique et le Nouveau Monde 2


15 : La tentation d'Angélique 1


16 : La tentation d'Angélique 2


17 : Angélique et la démone 1


18 : Angélique et la démone 2


19 : Angélique et le complot des ombres


20 : Angélique à Québec 1


21 : Angélique à Québec 2


22 : Angélique à Québec 3


23 : La route de l'espoir 1


24 : La route de l'espoir 2


25 : La victoire d'Angélique 1


26 : La victoire d'Angélique 2

Première partie

Les premiers jours

Chapitre 1

« Ainsi donc, je suis avec lui ! »

Cette pensée voletait autour d'Angélique. Elle n'aurait su dire si c'était une réflexion intérieure née de son esprit – car elle se sentait tout à fait incapable, en cet instant, d'en élaborer une – ou plutôt quelque chose d'extérieur ressemblant au vol bourdonnant des moustiques et des mouches alentour... Cela venait, repartait, recommençait, insistait, s'envolait...

– Ainsi donc, je suis avec lui !...

Toute son attention requise pour maintenir avec sûreté le pas de son cheval dans une sente escarpée, Angélique n'aurait pu dire qu'elle prêtait le moindre intérêt à la signification de ce bourdonnement lancinant.

– Je suis avec lui !... Je suis avec lui !

Cela se répétait sur deux notes. L'une qui doutait, l'autre qui affirmait. L'une qui s'effrayait, l'autre qui se réjouissait. Et cela accompagnait doucement, comme un leitmotiv, le pas fatigué de sa monture.

La jeune femme qui, par ce jour d'automne américain, cheminait à cheval sous la retombée des pourpres feuillages d'érable, portait un grand feutre d'homme, contourné d'une plume, dans l'ombre duquel ses yeux paraissaient clairs comme l'eau d'une source. Pour épargner à ses cheveux la poussière de la piste, elle les avait serrés dans une coiffe de toile. Elle avait renoncé à monter en amazone et ses longues jupes découvraient jusqu'aux genoux ses jambes gainées de bottes de cavalier. Elle avait emprunté ces bottes à son fils Cantor très empressé de lui venir en aide. Ses doigts, autour des rênes dont le cuir était tiède et comme spongieux à force d'être serré entre ses paumes moites, blanchissaient aux jointures, dans l'effort qu'elle faisait pour maintenir la tête du cheval bien dirigée vers le sommet, l'empêchant ainsi de se détourner vers le creux de la faille, sur la gauche, dont l'ombre et les résonances sonores paraissaient à la fois l'attirer et l'affoler. Était-ce le vide ou les bruits d'eau torrentielle irritant sa soif qui rendaient nerveuse cette jument, répondant au nom de Wallis. C'était une bête endurante, et fort belle, mais qui, depuis le début du voyage, paraissait déconcertée par la marche qu'on lui imposait. Il y avait de quoi, en y réfléchissant, car rien ne semblait moins destiné à la noble course d'un cheval que ces pistes sinueuses, serpentant de côte en vallée, à peine visibles sous les arbres, s'égarant par des landes brûlées ou des marécages, se diluant dans des rivières où il fallait patauger de longues heures lorsque la forêt était trop impénétrable, escaladant des sommets et plongeant dans les gouffres avec une hardiesse commune à tous les chemins par où passe l'homme qui veut couper au plus court et qui n'a à ménager que ses pieds nus, mais non pas les jarrets trop précieux d'un cheval. La sente qu'ils suivaient était tapissée d'une herbe sèche et glissante, presque rosé à force d'être pâlie par la brûlure du soleil. Le cheval la couchait à chaque instant, ne trouvant pas de prise à ses sabots impatients. Angélique, d'une main ferme, le retenait, le calmait, par sa seule pression attentive, et le contraignait d'avancer. Elle le connaissait maintenant et, s'il lui demandait un effort constant, elle ne craignait plus de le voir se dérober à ses injonctions. Il ferait ce qu'elle lui enjoindrait de faire et si elle devait se retrouver le soir pétrie de courbatures, c'était une autre question.

On avançait. On atteignait la crête et c'était alors une sorte de plateau où passait un vent léger au parfum de résine.

Angélique respira profondément.

Devant elle, s'étendait un bois de conifères. Les pins, les cèdres bleus, les épinettes bourrues plantaient une armée sombre, où les nuances graves et douces du vert émeraude et du gris bleuté chatoyaient, brodées par des aiguilles en touffes, en bouquets, en rosaces, en guirlandes et composaient une tapisserie au petit point, ton sur ton, vert sur vert. Le sol était redevenu pierreux, sur lequel les sabots du cheval résonnaient. Angélique relâcha son étreinte, celle de ses doigts sur les rênes, celle de ses genoux contre les flancs de la bête. La petite pensée tenace revient voleter autour d'elle, mêlée cette fois au souffle bienfaisant de la brise.

– Ainsi donc, c'est vrai, je suis avec lui !

Elle s'y arrête et, comme on sort d'un rêve, en écouta l'écho. Elle sursauta, redressa la tête, et son regard chercha, au delà de la caravane, une silhouette. Lui ! c'était là-bas, en tête de la caravane, le comte Joffrey de Peyrac, grand voyageur, aventurier des deux mondes, l'homme au dramatique destin, qui, après avoir connu toutes les grandeurs et toutes les misères, s'avançait, cavalier sombre, traînant derrière lui, jour après jour, sa troupe, avec une désinvolture hautaine qui parfois paraissait inconsciente, mais se révélait toujours sûre.

« Jamais nous ne passerons par là, s'était dit à maintes reprises Angélique, devant l'obstacle. Joffrey ne devrait pas... »

Et déjà l'on s'engageait, l'un après l'autre, cavalier après pisteur, porteur après cavalier, dans le trou d'un taillis semblable à quelque terrier, dans le tunnel d'un défilé, dans le courant de la rivière, dans le no man's land mouvant d'un marécage, dans l'inconnu d'une montagne sur laquelle glissait le soir. Et l'on passait, l'on avançait, l'on découvrait au bout la lumière, la rive, l'abri pour la nuit. Cela semblait chaque fois ne pas avoir été possible ni prévisible et, pourtant, cela était. Joffrey de Peyrac n'avertissait jamais personne de ces surprises. Il les offrait comme allant de soi. Angélique en était encore à se demander s'il savait réellement où il allait ou si c'était le hasard qui le conduisait à bon port. Cent fois on aurait dû se perdre, périr. Mais c'était un fait. Personne n'avait péri. Et depuis trois semaines, ceux qui composaient la petite caravane partie de Gouldsboro aux derniers jours de septembre s'étaient soumis à leurs destins, roulés, soûlés par la forêt et son cheminement, comme galets dans le flot d'un torrent, le teint bruni, tanné aux angles des visages, les yeux lavés de lumière vive, de bleus éblouissants, du bleu du ciel entrevu à travers un kaléidoscope coloré des feuillages, et dans les plis de leurs vêtements, des odeurs de feu de bois et d'automne, de résine et de framboise. Dans la chaleur de cette arrière-saison l'haleine des lacs s'évaporait aux premières heures du matin, laissant les surfaces d'eau brillantes et limpides, et dans le sous-bois une sécheresse craquante qui résonnait loin.

Au soir, la fraîcheur s'enflant brusquement et d'une façon presque inattendue, un froid brusque laissait pressentir l'hiver, mais il y avait encore beaucoup d'arbres verts, à peine virant au jaune. Comme par miracle alors, apparaissait l'aire du campement, dans un endroit légèrement écarté, pour dissiper les maringouins et les moustiques. Les feux s'allumaient. Avec dextérité, les Indiennes coupaient dans le sous-bois de longues perches. Il fallait moins d'une heure pour voir s'élever dans la clairière des « tipis » pointus sur lesquels un paravent déroulait des écorces de bouleau cousues les unes aux autres, ou encore de grosses écailles d'écorce d'orme superposées comme les tuiles d'un toit. Les premières fois, Angélique s'était demandé comment on avait pu « lever » ces plaques d'écorce sur les arbres en aussi peu de temps. Elle s'était aperçue par la suite que Joffrey de Peyrac envoyait une équipe en avant chargée de débroussailler le chemin et parfois même de le tracer, et de préparer également le bivouac. D'autres fois, personne n'attendait la caravane au lieu de l'arrivée, mais alors, avec l'adresse d'un chien déterrant un os, les uns et les autres allaient soulever, en quelques coins du bois, de grands pans de mousse ou bien roulaient des pierres à l'entrée d'une caverne et l'on découvrait une cache bien fournie en écorces d'orme, empilées là pour le voyageur, ainsi que quelques provisions de maïs enterré.

C'était certes primitif mais suffisant. Pour les trois femmes blanches, Angélique, Mme Jonas, sa nièce Elvire, et les trois enfants qui les accompagnaient, on dressait une tente de coutil. Le sol était recouvert de branchages de sapin et de peaux d'ours, qui servaient également de couvertures. Une bonne chaleur régnait sous ces abris et l'on y dormait bien, pour peu qu'on ne fût pas accoutumé aux couettes et au duvet, ce qui n'était pas le cas d'Angélique et de sa fille, dont la vie aventureuse avait connu des haltes bien plus inconfortables encore. Le temps immuablement beau facilitait le voyage. Il n'y avait pas, au moins, à faire sécher les effets trempés de pluie. La chasse, la pêche fournissaient chaque soir une nourriture savoureuse qui complétait l'ordinaire de biscuits et de lard emportés de Gouldsboro. Cependant, au fur et à mesure que passaient les jours, puis les semaines, leur marche précautionneuse cachait une lassitude extrême. Angélique la ressentait particulièrement, en cette matinée, alors que les sabots de son cheval résonnaient sur le sol pierreux. Ce bruit lui semblait amplifié par les troncs gris des pins et, par contraste, accusait le silence dans lequel ils avançaient. Elle s'avisa que, depuis quelques jours, la guitare de Cantor s'était tue, ainsi que les voix joyeuses de Maupertuis et de Perrot se lançant des plaisanteries ou des conseils. L'on marchait et l'on ne parlait plus. Fatigue, ou bien instinctive ruse d'êtres menacés qui, à chaque pas, se gardent et cherchent à se faire oublier. Le matin, Honorine avait voulu monter en croupe d'Angélique. C'était la première fois depuis leur départ. Jusque-là elle avait imposé tour à tour sa compagnie à tous les cavaliers, compagnie d'ailleurs fort recherchée, car elle était distrayante. Elle s'était même fait transporter sur les épaules graisseuses de quelques Indiens avec lesquels elle prétendait avoir soutenu de très intéressantes conversations. Aujourd'hui, elle voulait sa mère. Angélique la sentait endormie contre son dos. Aux passages difficiles, l'enfant risquait de glisser. Mais Honorine avait été élevée à cheval, toute son enfance bercée par le pas des montures, chevauchant dans des forêts profondes, et instinctivement, dans son sommeil, elle resserrait son étreinte autour de la taille de sa mère. Le chemin se perdit dans une traînée de sable gris, mêlé d'aiguilles de pin, et, sur ce velours, les bruits s'étouffèrent à nouveau. Le souffle des respirations, les grincements des selles, l'ébrouement léger des chevaux se défendant des mouches se confondaient avec le souffle du vent. Il passait entre les pins avec un chuchotement grave qui rappelait la mer. Les arbres étaient devenus très grands. Leurs troncs droits, d'un gris clair, s'élançaient haut, étalant leurs ramures horizontales avec une rigueur architecturale. Ces arbres auraient mérité d'être plantés de la main de l'homme. On pensait irrésistiblement aux cathédrales, aux grands parcs d'Ile-de-France et à Versailles. Mais ce n'était qu'un parc de la nature sauvage, spontanément ordonné par la volonté farouche des vents, des sols et de fragiles graines et qui, pour la première fois depuis l'aube du monde, résonnait en ce jour de l'écho du pas d'un cheval. Les pins altiers d'Amérique regardaient passer ces chevaux. Ils n'en avaient jamais vu. Les chevaux respiraient la fraîcheur odorante. Leurs sens les avertissaient de ce qu'il y avait d'inusité dans cette première rencontre avec les géants d'un monde inexploré, mais en créatures civilisées, de noble sang anglais et irlandais, elles maîtrisaient leur appréhension. Une pomme de pin dégringola de branche en branche, un de ces fruits ronds et hérissés, ouverts comme des nénuphars et givrés de résine blanche. Au bruit, Angélique tressaillit. Sa monture broncha. Honorine s'éveilla.