Elle ajouta : C'est bien cette dame de haut rang qui me fit préparer jadis « la chemise » par les soins de ladite Monvoisin...
Elle hésitait à écrire en toutes lettres le nom fulgurant : Athénaïs de Montespan.
Baste ! Desgrez comprendrait.
Ou bien cette lettre lui parviendrait, ou bien si elle tombait entre des mains étrangères, il vaudrait mieux qu'on ne comprit pas tout.
M. d'Arreboust avait dit : « Mon valet continuera le voyage. Il souhaitait retourner en Europe. Mais chargé de toutes les missives qu'il vous agrée, et des plus confidentielles. Il les fera parvenir à destination. »
Desgrez, enfin, allait découvrir la charnière qui ferait s'entrouvrir la porte sur la forteresse des crimes. La forteresse était bien gardée. Peuple de la Cour, arrogant, amoral, assuré de ses privilèges, orgueilleux de ses vices, prêt à tout pour les satisfaire et autour duquel gravitait tout un peuple de complices : valets, suivants, confesseurs, commerçants, trop intéressés à se maintenir dans le sillage des grands pour ne pas donner au secret son empire.
Les griffes noires des « grimauds » de La Reynie glissaient sur cette carapace brillante, sans pouvoir jamais en entamer l'armure. On repêchait des cadavres transpercés dans la Seine, on récoltait quelques bruits à propos d'une mort subite, d'un procès trop vite réglé, on se faisait sacquer pour avoir voulu avancer trop loin son nez. De toute façon, les plus hardis policiers n'arrivaient jamais à saisir que du vent.
La duchesse de Maudribourg était un exemple de ce beau gibier poursuivi en vain. Elle avait quand même fini par trouver nécessaire de prendre le large, quitte à continuer ses exploits au-delà des mers. Angélique se souvenait qu'en arrivant à Gouldsboro, Ambroisine savait beaucoup de choses sur son passé : qu'elle avait été à la Cour, qu'elle s'y nommait Mme du Plessis-Bellière, qu'Athénaïs la haïssait toujours. Desgrez avait quand même réussi à atteindre cette Mme de Brinvilliers. Mais, toutes proportions gardées, la redoutable empoisonneuse n'était que du menu fretin. Elle se présentait comme un personnage en marge, opérant dans le cercle étroit, fermé, de sa famille, de ses amants, de quelques relations, pour son plaisir et sa satisfaction personnelle. Glazer, son fournisseur d'arsenic, devait être un bonhomme prudent et certainement moins prolixe de sa marchandise que la débrouillarde Monvoisin qui ravitaillait tout Paris.
Ayant mené la Brinvilliers à l'échafaud, le policier risquait de se retrouver, tout quinaud, sa mâchoire claquant sur du vide. L'autre oiseau, Ambroisine, s'était envolé. Et les grands demeuraient inaccessibles. Comment l'amener à un point de départ positif qui, au lieu de le faire débuter par en bas, le ferait partir d'en haut, à l'autre bout de la chaîne ? Car il n'était pas certain que la Voisin, même sous la torture, parlerait.
Subitement, un détail revint à la mémoire d'Angélique. Dans un élan qui fit tressaillir le chat dont le ronronnement s'était interrompu sous l'empire du sommeil, elle reprit sa plume et écrivit.
« Pour tout savoir, vous ouvrirez ce pli que j'ai remis à M. de La Reynie, telle date, le priant de ne l'ouvrir que si l'annonce de ma mort lui parvenait. Je ne suis pas morte, mais je vous dis aujourd'hui : Rompez les sceaux sur ma demande. Là sont consignées toutes choses qu'il vous est nécessaire d'apprendre quant à l'attentat dont j'ai failli être victime à Versailles.
Vous y lirez ainsi des noms dont la connaissance vous permettra de rechercher et de dénoncer avec succès les misérables qui, sûrs de l'impunité, n'hésitent pas à attenter à la vie de leurs semblables et à se livrer à Satan. »
Elle biffa toute la fin de cette phrase. La recopia sur une autre page en s'arrêtant aux mots : tout ce qui vous est nécessaire d'apprendre. Pas besoin de commentaires... Elle se souvenait que dans ce pli remis à La Reynie étaient livrés, en sus du nom de Mlle Desœillet, la suivante de Mme de Montes-pan qui, sur les ordres de sa maîtresse, introduisait au Palais des drogues aphrodisiaques pour le Roi, ceux des portiers et des gardes qui recevaient de l'or pour laisser entrer la Voisin, de nuit, au Palais. Ils n'ignoraient pas que dans son panier elle apportait un enfant nouveau-né destiné à être égorgé quelques instants plus tard sur l'autel de Satan.
La messe noire célébrée, la devineresse repassait avec le même panier où gisait le petit cadavre, et le suisse, les gardes, recevaient leur salaire d'écus sonnants et trébuchants.
Il serait bien étonnant que ces braves gens, sur le chevalet, ne donnassent pas le nom de Mme de Montespan... À la longue, elle devrait rendre gorge elle aussi, l'ambitieuse.
Des milliers d'enfants égorgés ainsi pour obtenir par les maléfices l'amour, la mort, la beauté, la jeunesse, la fortune.
Des milliers de fioles de poison circulant sous le manteau.
Angélique respira profondément.
Ils avaient éclaté de rire l'autre soir lorsqu'elle leur avait jeté : « Et les empoisonneurs... »
Quels que fussent les bruits qui couraient dans Paris ou ailleurs, on éclaterait toujours de rire : « Non, mais ! des empoisonneurs à la Cour ? Vous y croyez, vous, à ces ragots ? »
Il n'y avait que Desgrez assez coriace, assez cruel, pour faire cesser ces rires et les transformer en pleurs et grincements de dents, de terreur, en crainte du châtiment...
« Mon ami, considérez le bien que je vous veux par ces révélations. Cependant, je vous conjure désormais d'être attentif à ce que l'on dira de nous – il devinerait qu'elle parlait d'elle et de Joffrey – à repérer les ennemis que nous avons dans le royaume et qui dans un dessein de seule puissance œuvrent encore pour notre perte, si loin que nous soyons. De grâce, dans la mesure de votre influence, cherchez à soutenir nos intérêts près du Roi. »
Elle biffa encore cette phrase. Desgrez était bien capable d'y penser tout seul à soutenir leurs intérêts près du Roi. Car c'était le Roi qui tenait le sort de tous entre ses mains.
Elle se contenta d'ajouter :
« Merci, grimaud du diable. »
Puis hésita, avant de signer :
Marquise des Anges.
Ainsi, il la reverrait, fuyant légère – une enfant encore – dans les rues de Paris. La nuit putride, nauséabonde. Le chien la poursuivait.
– Sorbonne, dit-elle à mi-voix.
Il devait être mort, le chien Sorbonne. Cette terreur qu'elle éprouvait ! Comment son cœur ne s'était-il pas rompu dans cette course ! Sorbonne ! Sorbonne !
Ainsi Desgrez la reverrait. Lorsqu'il l'avait relevée dans ses bras, si frêle, échevelée, marquise des Anges...
« Qu'est-ce qu'il toque son palpitant... »10
Elle releva les yeux, regarda le chat qui la regardait.
Nous sommes bien ici, mon petit. La vie s'est écoulée. Nous voici en son mi-temps, sur un navire. Mais nous l'emportons quand même avec nous, avec tout son poids. La vie. Tu comprends !
Le chat ronronna.
Peut-être arrivons-nous au bout de la course ? Au sommet ? À la victoire ?
Elle regardait l'épître, raturée par endroits.
Un message qui rejoindrait Desgrez, Paris, la Cour, et les drames obscurs dont leur sort dépendait.
Elle la sabla. Ajouta dans le bas quelques mots encore :
« Il se pourrait que nous ayons besoin, un jour proche, d'un rapport sur la duchesse de Maudribourg. Pourriez-vous nous en rassembler les pièces ? Notifiez tout ce que vous savez d'elle sans conteste. Et, si vous pouvez disposer d'un courrier sûr, faites-le-nous parvenir. »
La duchesse de Maudribourg était morte, mais si un jour « on » leur demandait des comptes sur sa disparition, il serait préférable de pouvoir dévoiler, preuves à l'appui, la dangereuse personnalité de celle qui se faisait appeler « la Bienfaitrice ».
Puisqu'on se battait à coups de délations, de révélations, d'enquêtes, eh bien ! elle aussi sortirait des tiroirs, de quoi confondre un monde qui se prétendait seul droit et juste. Elle le combattrait avec ses propres armes. Les navires étaient là pour cela et les distances comptaient peu dans l'alerte échange des secrets corrosifs.
Chapitre 6
Joffrey de Peyrac était entré et se tenait derrière elle, regardant par-dessus son épaule. Elle devina qu'il était surpris de la trouver en train d'écrire. Cela lui arrivait rarement. « Et pourtant, en ai-je rédigé des comptes et des missives lorsque je m'occupais de commerce à Paris. »
– Est-ce la fièvre de notre ami Villedavray qui s'empare de vous ! s'exclama-t-il. À qui pouvez-vous donc bien écrire en France ?
– Au policier François Desgrez. Elle se leva, lui tendit la missive. Tu veux lire ?
Il parcourut les lignes en silence. Il ne lui demanda pas pourquoi elle avait décidé de les écrire et de les faire parvenir à cet ami lointain dont semblait l'avoir séparée définitivement son départ vers le Nouveau Monde.
Elle restait fidèle à une sorte d'instinct, des élans impulsifs qui cachaient souvent une longue réflexion, pesée, raisonnée, arrivée inconsciemment à maturation. Alors, elle agissait.
Il lut et un frisson le saisit devant tant de brutale décision. Par cette main blanche et fine, le roi de France allait être frappé au cœur.
Il comprit ce qu'il avait déjà soupçonné et comment pour certains êtres cette femme pouvait apparaître comme redoutable et même implacable. Ainsi, jadis, lorsqu'elle était seule, avait-elle défendu ses petits. Ainsi se dressait-elle aujourd'hui pour le défendre, lui, elle, eux tous avec une rouerie et une habileté confondantes.
Il la considéra tandis qu'elle levait ses yeux sur lui, guettant son approbation. Des yeux limpides, d'eau claire, que les cils sombres et fournis ombraient d'une douceur languide et un peu rêveuse.
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