– D'ailleurs, c'est lui, Desgrez, que M. de La Reynie a désigné pour m'accompagner jusqu'à Versailles. Mais, pour une fois, il s'est montré discret et il se tenait en retrait dans un coin du cabinet royal, tandis que je m'entretenais avec Sa Majesté. Versailles a semblé l'impressionner. Il s'inclinait très bas, m'ouvrant les portes. Enfin, pour une fois, il avait compris où était sa place. Nous n'avons pas dit trois mots et n'avons pas fait allusion à ce malheureux épisode de La Rochelle. J'aime mieux cela. Enfin, vous voyez comment les choses se sont passées !
Oui, Angélique voyait très bien.
Et Joffrey n'avait pas tort quand il lui semblait deviner, dans les coulisses de cette nomination, l'influence d'un démon facétieux, tirant les ficelles et lançant, à son insu, le malheureux Bardagne sur la piste de celle qu'il avait tant aimée.
Le Roi assis dans sa majesté sous les lustres de Versailles, et demandant à Nicolas de Bardagne, d'une voix dont il essayait peut-être de contrôler le frémissement.
– Veillez aussi, Monsieur, quand vous serez au Canada, à découvrir si la femme qui vit avec le comte de Peyrac, n'est pas celle qui nous a combattu jadis dans nos provinces sous le nom de la Révoltée du Poitou. Elle a disparu et ma police la recherche en vain depuis deux années. Elle, comme lui, sont des personnages dangereux...
Et le policier Desgrez, debout, un peu en retrait, se tenant dans l'ombre des hauts rideaux bleus frappés de fleurs de lys d'or, écoutant ces paroles et dissimulant, sous un masque impassible, un sourire moqueur.
Desgrez avait dû bien s'amuser à tisser les fils de cette intrigue. Elle l'imaginait, méditant, supputant, avec cette lueur dans ses prunelles couleur d'écaillé rouge. À l'occasion, derrière ce plan machiavélique, voulait-il la rechercher, elle, la marquise des Anges, la retrouver...
« Desgrez, mon ami Desgrez »... songea-t-elle saisie d'une brusque nostalgie...
– Vous pensez à Desgrez, fit le comte de Bardagne, d'un ton amer. Non, ne niez pas, c'est évident. On voit briller et s'adoucir vos yeux. Mais enfin, j'aurais mauvaise grâce à trop lui en vouloir. Malgré ce que ce personnage a de déplaisant, je m'incline, je ne peux oublier que c'est grâce à lui que je me trouve aujourd'hui libre au Canada et près de vous, plutôt que de pourrir sur la paille humide des cachots.
Innocent Bardagne !
Tout en devisant, ils avaient fait quelques pas, indifférents à la foule habituelle du port.
Parmi ces Canadiens, race étrangère, ces coureurs de bois, ces équipages de flibustiers, Bardagne, conscient d'être observé, se faisait confidentiel à son égard. Il affectait, sur ces rivages, d'être le seul à la bien connaître.
Eux deux, seuls, venaient d'Europe, de La Rochelle, et il l'avait connue bien avant tous ces individus disparates. Il se consolait en se disant qu'il avait, dans son cœur, rang d'ancienneté, et qu'ils avaient entre eux des souvenirs communs, presque des souvenirs de famille.
– Combien j'aimais La Rochelle ! soupira-t-il.
– Moi aussi.
– Je rêve de La Rochelle souvent. Il me semble que ce fut la période la plus heureuse de ma vie. Il y avait une animation, un certain aspect inusité des problèmes. Une cité qui avait son caractère à elle. Je vous y ai rencontrée. Mais ces parpaillots intolérants, je les aimais aussi. Ils avaient un sens de la famille qui me convenait. Des femmes sérieuses, intelligentes. Tenez, vous parlez de mariage. Il fut un temps où j'aurais aimé convoler avec la fille aînée de M. Manigault, la jolie Jenny. Mais quel effroi quand j'en touchai mot à cette famille calviniste. J'étais le diable ! On m'a préféré un petit officier Garret, stupide mais huguenot.
L'évocation de Jenny avait troublé Angélique. Pauvre petite Jenny ! Enlevée par les sauvages. Disparue au fin fond de la forêt américaine. Ce pays est cruel...
Bardagne ne lui demandant rien, elle jugea préférable de ne pas lui communiquer ce qu'il était advenu de Jenny, la jolie Rochelaise.
– ... Que leur demandai-je ? continuait l'envoyé du Roi. Une conversion... Ils l'ont pris de très haut. Pourtant, une conversion, ce n'est pas terrible. Ces gens s'ils veulent être Français, n'ont qu'à suivre les lois. On ne peut laisser l'anarchie s'installer. Diviser le royaume en deux États dont l'un juge son prince et lui refuse obéissance. Si l'on veut détruire le Roi, par quoi le remplacera-t-on ? Les Anglais ont décapité le leur. Voyez où cela les mène aujourd'hui... À en remettre un autre sur le trône. J'ai discuté de plus belle avec ces entêtés huguenots. Rien à faire. Ils ont préféré abandonner tous leurs biens que de s'incliner... Des têtes de lard ! Et avec cela ils se jugeaient les meilleurs sujets de Sa Majesté.
« Je n'ignore plus que vous leur donniez raison avec cette inconscience féminine qui nous déconcerte, nous autres hommes. Vous pouvez voir que vous aviez fait un mauvais calcul. Vous subissiez l'influence de ce Berne, votre maître. Un homme sanguin, de gros appétit, cela se voyait... Il vous convoitait. J'avais remarqué. En votre présence, il affectait de ne jamais poser les yeux sur vous. Je sens ces choses... A-t-il résisté aux tentations que suscitait une telle promiscuité, j'en doute fort...
– Quand donc laisserez-vous ce pauvre Berne tranquille ? soupira Angélique. Il est loin et vous ne risquez guère de le rencontrer par ici. Et souvenez-vous une bonne fois que je ne suis plus sa servante...
– C'est vrai ! Vous êtes l'épouse de ce pirate, grand seigneur méprisant. Il vous a séduite avec sa fortune. Cela se conçoit. Mais tout cela est injuste et je ne l'accepterai pas. Vous devez m'appartenir, être ma maîtresse. Je dois vous prendre.
– Là ? Ici ? demanda Angélique en désignant la petite place villageoise au milieu de laquelle ils se trouvaient arrêtés. Puis elle éclata de rire devant son air déconfit. ... Allons, cher Monsieur de Bardagne, mesurez vos paroles, je vous en prie. Elles trahissent un sentiment qui me flatte, certes, et m'attendrit, mais il faut être raisonnable. Vous avez devant vous l'épouse du comte de Peyrac, ce qui signifie, ne vous en déplaise, que je lui ai engagé ma foi et ma fidélité. De plus, je ne vous ferai pas l'insulte de vous rappeler que les hommes de son caractère ont un sens très vif de l'honneur. Et vous, vous n'êtes pas de ceux, hélas ! que la crainte d'un duel peut faire reculer.
« Alors veuillez considérer seulement dans ma mise en garde, l'amitié que vous m'inspirez et le déplaisir que j'aurais de vous voir dans l'ennui.
Elle s'aperçut que Bardagne l'écoutait avec une dévotion rêveuse, beaucoup plus attentif aux inflexions de sa voix qu'au sens du petit discours qu'elle lui tenait. Il souffrait avec ravissement.
– Je vous retrouve, soupira-t-il avec béatitude, si maternelle, je vous revois lorsque vous meniez votre maisonnée d'une main ferme et indulgente à la fois. Comme vous saviez bien parler aux enfants ! Il m'est arrivé d'être jaloux des enfants Berne lorsque vous leur adressiez la parole. Je me prenais à rêver d'être un jour dans vos bras et que vous me gronderiez ainsi doucement, avec cette même voix, en caressant mon front.
– Je vous gronde.
– Mais je ne suis pas dans vos bras, hélas ! et vous ne me caressez pas le front.
Mais il s'était détendu et ils rirent tous deux, amicalement.
Le comte de Bardagne glissa son bras sous celui d'Angélique.
– Ne craignez rien, j'ai enregistré la mercuriale et j'en ai pris note. Elle m'est dure, mais (il lui baisa la main) vous êtes trop exquise pour que je puisse vous en vouloir longtemps. Ma rancune envers vous pourrait être justifiée, vous avez glissé un poison dans mon sang, mais vous m'avez donné aussi tant de bonheur ! Je serais ingrat de vous faire porter le poids de mes tourments et de vous importuner. Aussi je vous promets d'être sage à l'avenir. Mais ne vous envolez plus.
– Où voulez-vous que je m'envole, mon pauvre ami, dit-elle en riant de plus belle, ne voyez-vous donc pas que bon gré, mal gré, le courant nous pousse vers Québec comme au fond d'un filet et que nous allons nous y retrouver, poissons de toutes espèces, pour y passer l'hiver ?
– Alors je vous verrai... je vous verrai, murmura-t-il comme ne pouvant croire à un pareil bonheur. C'est bien ce que je pressentais hier soir, il y a un hasard merveilleux et presque providentiel dans cette rencontre.
Angélique n'en était pas si convaincue et elle voyait plutôt ricaner à l'arrière-plan le visage ironique de Desgrez.
Mais si elle envisageait l'existence qui les attendait à Québec, avec les embûches qu'on ne manquerait pas de semer sous leurs pas et surtout sous les siens, la présence inattendue de Bardagne apportait un élément nouveau et plutôt bénéfique.
S'il l'aimait vraiment à ce point, au point d'être complètement aveuglé par la passion, et prêt à tout pour lui complaire, elle garderait pouvoir sur lui et il lui serait utile comme il en était autrefois à La Rochelle.
Car enfin, même M. de Frontenac devrait à l'envoyé du Roi une sorte d'obéissance.
Revêtu d'une puissance occulte, celle d'être pour un temps l'œil du Roi à la colonie, on chercherait à s'attirer ses bonnes grâces, craignant qu'un mauvais rapport de sa part ne puisse entraîner une défaveur.
Chargé de résoudre le dilemme qu'ils représentaient elle et Joffrey, il aurait tendance à pencher de leur côté afin de ne pas s'attirer sa rancune.
À tout considérer, c'était donc, comme il le disait, une chance qu'il eût été nommé pour cette mission plutôt qu'un autre.
À cette pensée, elle éprouva un soulagement qui la fit serrer machinalement contre elle le bras du comte de Bardagne sur lequel elle s'appuyait tout en marchant et, surpris de cette étreinte affectueuse, il la regarda d'un air d'étonnement heureux.
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