Les traits aimables s'étaient comme anoblis. Sans sa moustache, il paraissait plus jeune. On voyait mieux qu'il avait ce teint naturellement mat que l'on rencontre souvent chez les naturels des pays de l'Ouest de la France et cela contrastait d'agréable façon avec la lumière bleu-gris de son regard.
On ne pouvait nier qu'il avait ce qu'on appelle une belle prestance.
Il était de ces gentilshommes qui savent porter le manteau, espèce devenue rare en ce temps de bourgeois parvenus, comme l'avait fait remarquer cette peste d'Ambroisine le jour où Joffrey de Peyrac l'avait saluée si galamment et superbement à la française, sur les rivages de Gouldsboro.
Bardagne portait perruque sous un chapeau rond à plumes, à la dernière mode, toute sa personne respirait la distinction.
Décidément, sa moustache, ou plutôt son absence de moustache, le changeait beaucoup. Elle n'aurait su dire ce qui le différenciait de l'homme qu'elle avait connu deux années auparavant. Il y avait comme un nuage sur sa physionomie.
Mais cette expression un peu morose s'effaça à sa vue. Il l'aperçut au moment où elle mettait pied à terre. Elle vit briller ses dents lorsqu'il sourit et le retrouva aussitôt tel qu'en lui-même. Il vint au-devant d'elle avec empressement puis s'arrêta à quelques pas pour la saluer, la jambe cambrée.
– Quelle déesse vient à moi ! s'exclama-t-il, chère Angélique ! Je vous vois à la lumière du jour et ainsi je sais que je n'ai pas rêvé. Je vous découvre telle que je vous ai soupçonnée dans l'ombre, hier au soir, plus belle encore, plus éblouissante, s'il se peut. Quel miracle ! Je ne vous cacherai rien, j'étais si bouleversé, si anxieux, craignant de m'être leurré, d'être devenu fou, que sais-je, impatient de m'assurer à nouveau que vous étiez bien réelle, que je n'avais pas été dupé par une illusion passagère, une imagination déréglée, qu'en fait je n'ai pu reposer de la nuit... Je n'ai pas fermé l'œil.
« Et nous nous sommes saoulés à mort ! pensa Angélique, et avec son vin de Bourgogne encore ! C'est indigne ! »
Dans un sentiment de réparation, elle lui tendit gentiment la main. Il la baisa avec transport.
– J'ai pu voir à l'instant que vous aviez rencontré mon époux, fit-elle.
M. de Bardagne se rembrunit.
– Ouais ! Instant pénible à mon cœur ulcéré. Cependant, je reconnais qu'il s'est présenté à moi avec beaucoup de courtoisie. L'apercevant de loin, au milieu de cette garde de sombres étrangers, je devinai sans peine à qui j'avais affaire. Une garde espagnole ! Comme si nous n'étions pas en guerre contre l'Espagne ! Une bravade de plus. Bref, j'ai deviné aussitôt que ce gentilhomme aux allures de condottiere était aussi votre conquérant, hélas !
« Son visage inspire un certain effroi. Pourtant, il est venu à moi avec bonne grâce et des paroles affables, m'a assuré de son dévouement au roi de France, ce dont je doute fort, et de mon entière liberté. Cela vient bien tard, après l'ostracisme dont il a fait preuve les premiers jours de notre mouillage à Tadoussac. Peut-être vous suis-je redevable de cette indulgence ? Il affirme que nous pourrons repartir dès demain, les réparations du Saint-Jean-Baptiste lui permettant de continuer sa navigation. Bref, je ne peux me plaindre de son abord. Mais il en faudrait plus pour effacer l'amertume que sa vue m'inspire.
Il se tut un moment, puis reprit.
– ... J'ai réfléchi. S'il est le Rescator, c'est donc lui, ce pirate avec lequel vous vous êtes enfuie de La Rochelle. On avait des doutes sur son identité, mais je me souviens qu'on avait prononcé ce nom célèbre dans le monde de la mer : le Rescator. Sa manœuvre sous les murs de La Rochelle pour se dérober aux boulets avait paru bien dans sa manière.
« Maintenant je comprends tout. C'est comme cela que vous l'avez rencontré.
– Pas exactement, voulut dire Angélique. Mais il suivait son idée.
– Certes, je comprends. Il vous avait obligée, et vous pouviez, entraînée par cette sentimentalité féminine qui s'égare si facilement, le considérer comme votre sauveur. Vous avez voulu lui manifester votre reconnaissance... Mais pourquoi l'avoir épousé, malheureuse enfant ! Quel désastre ! Pourquoi n'avoir pas attendu que j'arrive !
– Je ne pouvais pas deviner que vous vous rendriez en Canada.
– Mais non, que j'arrive à La Rochelle, veux-je dire. Pourquoi n'avez-vous pas attendu que je revienne à La Rochelle, au lieu de vous enfuir ainsi sur un coup de tête ?
– Nous allions tous être arrêtés. Baumier avait la liste. Et d'ailleurs, il m'a annoncé que vous ne reviendriez pas, que vous étiez disgracié.
Bardagne grinça des dents.
– Le faquin ! Je regrette de ne pas l'avoir embroché sur mon épée comme un rat puant qu'il est.
– Cela n'aurait rien arrangé.
– Laissons cette malheureuse histoire, trancha M. de Bardagne avec un soupir. Vous voici donc, aujourd'hui, devenue Mme de Peyrac.
– Aujourd'hui et hier.
Sur le point de lui expliquer qu'elle avait épousé Joffrey de Peyrac jadis et qu'en fait après en avoir été séparée quinze années, elle l'avait retrouvé miraculeusement dans ce hasard de La Rochelle, elle marqua un temps d'arrêt. Elle se sentit un peu écrasée par l'ampleur de sa tâche.
Il avait déjà assez tendance à la considérer comme une menteuse effrontée et elle le voyait déjà s'exclamant devant l'invraisemblance d'un tel récit. Elle pouvait prévoir qu'il ne la laisserait pas aller jusqu'à la moitié, sans la récuser à chaque mot.
C'était un homme qui ne voulait entendre que ce qui lui convenait et avait grand-peine à accepter la réalité si elle risquait de détruire ses illusions ou ses espérances.
Alors, à quoi bon se livrer à lui avec d'imprudentes confidences ? Il risquait de les divulguer et de renforcer ainsi la position de leurs ennemis à Québec.
Que savait-on d'eux, dans la ville là-bas ? Quels renseignements vrais ou faux circulaient déjà sous le manteau ?
Il serait temps de le savoir quand on y serait. Mais inutile d'apporter encore de l'eau au moulin des partisans hostiles. On les soupçonnait déjà bien assez comme cela de toutes les malversations possibles.
Et elle n'ignorait pas, qu'en tant que Révoltée du Poitou, ayant porté les armes contre le roi de France, elle continuait à être sous le coup des lois françaises qui avaient mis sa tête à prix. Sa position était plus périlleuse que celle de Joffrey que le Roi avait amnistié en secret. À tous les dangers qui la guettaient déjà en Nouvelle-France, elle, marquée à la fleur de lys comme une criminelle, s'ajoutait celui d'être reconnue et arrêtée.
*****
Le cercle se rétrécissait. Raconter toute son histoire équivalait à se livrer pieds et poings liés au représentant du Roi. Même amoureux d'elle, ne réagirait-il pas avec rigueur ? Elle ne devait jamais oublier que, précisément, il avait été chargé par Louis XIV de se renseigner sur leur couple et de savoir si la femme qui accompagnait le comte de Peyrac était la Révoltée du Poitou.
Ce ne serait pas facile. Lorsqu'elle l'entendait comme en cet instant lui parler du Roi, lui décrire comme il avait été respectueusement assis en face du Roi – elle, elle avait été dans les bras du Roi – comment Sa Majesté l'avait, lui donnant ses dernières instructions, raccompagné jusqu'à la porte, et combien Versailles était un palais d'une beauté incomparable sous le soleil de juin, elle avait envie de l'interrompre, « oui, je sais... », de lui demander : « A-t-on construit la nouvelle Orangerie ? L'aile gauche du palais est-elle achevée ? Quelles pièces Molière, cette saison, a-t-il servies aux princes ? » Elle se retint juste à temps et changea de sujet :
– Mais, j'y songe, s'écria-t-elle tout à trac, j'ai oublié de vous le demander... Êtes-vous marié ?...
– Marié ! suffoqua-t-il. Moi ! Qu'imaginez-vous là ?
– Pourquoi non ? En deux ans, il me semble que vous auriez pu vous décider.
– Moi ! Deux années infernales, oui ! Vous ne vous rendez absolument pas compte de ce que j'ai enduré. Mon désespoir de vous avoir perdue, ma disgrâce ensuite ! Marié ! Vous êtes inconsciente !
Lui qui était jadis si content de lui-même et de l'existence, on le sentait atteint. Il prenait tout au tragique.
« Est-ce que vraiment ce que je lui ai fait lui a porté un tel coup ? » s'interrogea-t-elle.
Il lui confia que, malgré la protection de Desgrez, il avait été jeté en prison. M. de La Reynie, lieutenant général de la police, était venu lui-même pour l'en sortir. Angélique sauta sur l'occasion pour lui poser la question qui lui brûlait la langue.
– Au fait, comment avez-vous pu, après tant d'heurs et de malheurs, être recommandé au Roi pour une mission qui ne manquait pas d'importance ?
– Par M. de La Reynie, justement... Je suppose que les choses se sont passées ainsi. Le Roi cherchait une personne de confiance pour cette mission en Canada. Il a coutume, je le sais, de s'adresser à son lieutenant de police, M. de La Reynie, qui possède les renseignements les plus complets sur quasiment tous les individus en place du royaume. Or, Desgrez ne le quitte pas. C'est son bras droit. Voyant M. de La Reynie préoccupé de satisfaire au mieux Sa Majesté, il lui a parlé de moi, qu'il avait promis d'obliger, et il a dû être convaincant puisque M. de La Reynie s'est entremis lui-même pour me faire sortir de la Bastille et arranger mon cas avant de me présenter. C'est donc pourquoi, malgré ce que m'a fait souffrir ce maudit Desgrez, je lui dois quelque reconnaissance.
– Oui ! Je comprends... Desgrez, dites-vous ! Ah ! C'est Desgrez qui vous a recommandé pour le service du Roi en Canada ! qui vous chargeait de vous renseigner sur M. de Peyrac. Vous m'en direz tant...
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