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Indifférent à l'effet que ces paroles pouvaient produire sur le comte, Villedavray continuait de parler sur un ton de navrance désabusé.
– Mais pourquoi vous ? Vous seul ? Voilà le mystère ! Voilà l'injustice ! Vous n'êtes pas beau... Vous êtes même assez effrayant, intimidant. Certes, vous êtes riche... Mais nous le sommes tous... Et d'ailleurs, ce n'est pas cela qui l'attache à vous... Fastueux certes, mais la vie d'un gentilhomme d'aventure, est-ce un destin pour une femme aussi exquise et royale ? Oui, j'ai dit le mot : royale. C'est Versailles qu'il lui faudrait comme je l'ai avancé tout à l'heure... Eh bien ! Tant pis. À défaut de Versailles, moi, j'en ferai la reine de Québec.
Il jeta à Peyrac un regard en coin.
– Êtes-vous jaloux ?
– Je peux l'être.
Le visage du marquis de Villedavray s'illumina.
– Faillible, alors ? Mais c'est merveilleux. Décidément, vous êtes un homme complet. Vous pouvez même être jaloux. Vous avez tous les atouts. Je comprends qu'elle vous aime. Encore que je n'imagine pas comment un rapprochement entre deux êtres si différents, si dissemblables, ait pu avoir lieu.
Peyrac se pencha à travers la table vers le marquis ; approchant son visage du sien pour une confidence.
– Voici... Je l'ai achetée à dix-sept ans pour une mine d'argent. Son hobereau de père ne me cédait la mine que si je prenais sa fille avec. J'ai traité l'affaire. Je n'avais pas vu cette enfant qu'on vendait...
– Et c'était elle ?
– C'était elle.
– Vous avez toujours eu de la chance, Peyrac.
– Non, pas toujours. C'est selon ! Ce fut l'Amour, mais on nous a séparés.
– Qui vous l'a prise ?
– Le Roi.
– Alors le Roi est votre rival ?
– Non, c'est plus grave. C'est moi qui suis le rival du Roi.
– Ah ! oui ! Cela veut dire que le Roi l'aime, mais qu'elle, c'est vous qu'elle aime.
– Oui.
Villedavray parut réfléchir.
– C’est grave cela. Espérons... Le Roi l'a peut-être oubliée ?
– Croyez-vous que même un roi puisse l'oublier ?
Villedavray secoua la tête négativement. Les confidences de Joffrey de Peyrac, aussi précieuses qu'inattendues et sensationnelles, le consolaient de tout.
Il se frotta les mains.
– Ho ! Ho ! La situation devient de plus en plus compliquée, il me semble. C'est magnifique ! La vie est belle !
Sixième partie
Arrivées et départs
Chapitre 1
Bardagne attendait... attendait...
Angélique le voyait de loin, faisant les cent pas sur la rive. Quelques personnages en manteaux amples et feutres à plumes se tenaient à l'écart regardant dans sa direction mais respectant son impatience solitaire dont ils ne devaient pas comprendre la cause. Il devait s'agir de gens de sa maison et de sa suite, passagers comme lui du Saint-Jean-Baptiste, mais dont l'attitude définissait leur position par rapport à lui et l'importance de son rang et de sa fonction.
Les choses, vues de loin, par exemple du pont du navire en direction d'un rivage, s'ordonnent souvent suivant des données exactes et précises, révélatrices.
Ce qu'on aperçoit au bout d'une longue-vue ne peut mentir et il est rare qu'on ne découvre pas des vérités, invisibles de près.
Nicolas de Bardagne, sur la plage de Tadoussac, attendait sa belle servante de La Rochelle et toute sa démarche traduisait l'amoureux, préoccupé d'un seul objet. Allait-elle venir ? La reverrait-il ?
Cela paraissait incroyable qu'il fût là.
Angélique était obligée de l'observer avec acuité pour s'en convaincre.
Après une nuit de beuverie qui avait comme effacé leur rencontre de la soirée, elle était obligée de se rendre à l'évidence. C'était lui et il l'attendait.
Un fantôme de plus à se lever sur son chemin. Depuis qu'ils avaient pénétré dans le Saint-Laurent, elle avait parfois l'impression de s'avancer à travers des limbes sans nom, où l'attendaient pour un rendez-vous des ombres anonymes. Et voici que l'une d'elles surgissait du brouillard : Nicolas de Bardagne. Et derrière lui, le policier Desgrez, M. de La Reynie lieutenant de police du royaume et puis le Roi lui-même.
Le Roi, lui aussi, comme un fantôme. Sa voix étouffée, l'appelant : « Angélique ! mon Inoubliable »...
Hier soir, Nicolas de Bardagne, rescapé d'un passé disparu, l'avait tenue dans ses bras et elle avait baisé sur ses lèvres tous ces visages oubliés.
La joyeuse soirée, au vin de Bourgogne, sur le Gouldsboro, semblait avoir creusé un grand trou entre ce moment obscur et le jour nouveau. Il faut le reconnaître, tous les hôtes du Gouldsboro, en se levant de table vers les premières heures de l'aube, étaient juste bons à aller s'écrouler sur leur couche, ou à se livrer, selon leur bonne fortune, aux ébats de l'amour fou. Pour sa part, elle avait émergé d'un , sommeil plein de lueurs pour se retrouver contre Joffrey qui la prenait dans ses bras.
Une nuit délicieuse et grisante et, au matin, l'impression d'avoir tout rêvé, même l'existence passée, même les drames et les folies...
Un matin neuf en Canada. L'air glacé, pur comme un cristal, le fleuve aux reflets d'argent terni, sous la première mêlée des glaçons que l'eau draine. Et puis, il faut se souvenir. Bardagne est là. Et avec lui, des angoisses imprécises.
Pourquoi fallait-il, si le Roi avait besoin d'enquêter sur le maître étranger de Gouldsboro et de Wapassou, dans le Maine américain, qui menaçait, selon l'estimation de certains, ses possessions d'outre-mer, pourquoi fallait-il qu'il eût choisi justement celui-là ?...
Joffrey y voyait plus qu'une coïncidence. Pourtant, le Roi devait ignorer que Nicolas de Bardagne avait rencontré Angélique à La Rochelle, de même que l'ancien gouverneur de cette ville n'envisageait même pas qu'elle eût pu mettre les pieds à Versailles, elle, pauvre servante d'une famille de la haute bourgeoisie huguenote.
– Une servante, très admirée sans doute, avait dit Joffrey en riant. Mais son regard était aigu. Et Angélique se rappelait sa jalousie à l'égard de Berne et, plus récemment, le conflit qui les avait opposés à cause de Colin Paturel. Et il avait tué en duel le lieutenant de Pont-Briand qui avait osé la convoiter.
« Me voilà bien, se dit-elle. Ce Bardagne est impossible. Il a toujours été impossible. Ne voulant jamais comprendre ce que parler veut dire lorsqu'il s'agissait d'obtenir mon consentement. Je le renvoyais de routes les façons et il revenait toujours. »
Et elle devait s'avouer que, malgré la répugnance qu'elle éprouvait en ce temps-là pour les hommages masculins, sa constance et l'entêtement de son désir volcanique avaient fini parfois par la troubler.
« Et le voici maintenant en Canada. Se rendant à Québec pour y passer l'hiver, comme nous. On peut s’attendre à des étincelles... »
Que cachait tout cela ?
Décidée à se rendre à terre et à revoir au grand jour son ancien amoureux, Angélique hésitait.
Dans le cercle de la lunette d'approche, elle l'observait ; où était Joffrey ? Elle aurait préféré assumer cette deuxième rencontre à ses côtés. S'avancer près de lui, vers le représentant du Roi, afin qu'il comprît aussitôt qu'elle était sa femme, liée à lui, et qu'il ne pouvait y avoir d'alliance entre elle et Bardagne, si celui qu'il appelait « le pirate » n'y était inclus.
Tout à coup, elle aperçut le comte de Peyrac qui venait d'un point de la rive et s'avançait vers Nicolas de Bardagne, suivi de sa garde espagnole. Et son cœur battit à grands coups.
Mais elle avait tort de s'affoler. Elle avait affaire à des hommes qui voulaient avant tout éviter un conflit. Leurs responsabilités étaient trop sérieuses pour qu'ils se permissent de faire passer en avant des considérations personnelles.
Elle les vit s'aborder avec courtoisie, se saluant largement et profondément, la plume de leurs chapeaux balayant la poussière en gentilshommes qu'ils étaient.
Puis ils se rapprochèrent et parlèrent un moment entre eux, échangeant des propos qui paraissaient de seule urbanité. L'un et l'autre semblaient avoir bien supporté le choc.
Nicolas de Bardagne était un peu plus petit que Joffrey. Mais aucun des deux ne manifestait de morgue, ni d'attitude dominatrice.
Ils s'entretenaient comme le feraient des personnages de haut rang au cours d'une rencontre diplomatique, représentant peut-être des intérêts contraires, mais qui n'en désirent pas moins trouver un terrain d'entente souhaitable à la réussite de leurs entreprises.
Angélique abandonna sa lorgnette et courut à bâbord afin de descendre dans la chaloupe qui l'attendait et rejoindre les deux interlocuteurs avant qu'ils ne se séparassent.
Mais comme elle s'approchait du rivage elle constata que Joffrey de Peyrac avait pris congé du représentant du Roi et s'était éloigné. Le comte de Bardagne était à nouveau seul sur la rive pour l'attendre.
Il se tenait immobile, regardant dans la direction du Gouldsboro avec fixité.
Il cherchait sa silhouette sur le pont du navire éloigné et ne s'avisait pas qu'elle était dans l'embarcation qui s'approchait du rivage. Elle se retint de lui adresser des signes amicaux.
Elle continuait de l'observer à mesure qu'elle le distinguait mieux dans la clarté du matin.
« C'est ennuyeux, se dit-elle, c'est vrai qu'il a quelque chose de Philippe comme il m'en a semblé hier soir dans la nuit. Et je ne sais pas pourquoi. »
Était-ce parce que son expression grave et frivole de jadis avait fait place à une sorte de mélancolie distante qu'elle ne lui avait jamais connue ?
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