Angélique se tourna vers Peyrac :

– Va-t-elle comprendre la portée de son imprudence ? Si tout le monde la cajole...

Mais elle riait devant l'expression de Peyrac.

– Vous l'aimez mieux que moi.

– Elle est si féminine, fit-il en hochant la tête. Elle enchante mon cœur et ma vue.

Il prit la main d'Angélique et l'éleva jusqu'à ses lèvres pour y déposer un baiser fervent.

– Vous m'avez donné en elle, un trésor qui me ravit. Et maintenant, remettez-vous, mon cœur...

– Oui, je vais me remettre, murmura-t-elle.

Elle sentait enfin le sang recommencer à circuler dans ses veines. Elle se ressaisit.

– Et tout d'abord, j'ai une question à poser à ces deux grands farauds, fit-elle en s'avançant d'un air sévère vers Yolande et Adhémar. Avez-vous perdu la tête tous les deux ? Est-ce la traite des fourrures et les trop nombreuses libations qui les accompagnent qui vous ont brouillé l'entendement au point que vous vous soyez rendus sans méfiance à bord du Saint-Jean-Baptiste ? Ne savez-vous donc pas que son commandant nous est hostile ? Il y a moins de trois jours qu'il a failli noyer Julienne et Aristide, et aujourd'hui vous y acceptez une collation !

– Oui ! Madame, vous avez raison, sanglota Yolande enfouie dans son tablier. Battez-moi, je le mérite cent fois.

– Oui, madame la comtesse, frappez là, renchérit Adhémar en montrant du doigt sa joue. Je suis un benêt. On s'est laissé avoir, on n'a pas réfléchi. Ce gentilhomme avait l'air honnête.

– Quel gentilhomme ?

– Ne grondez pas ma mie Yolande, intervint Honorine volant au secours de ses favoris. C'est moi qui ai voulu.

– Est-ce une excuse ? protesta Angélique qui s’échauffait. Si, vous autres, grands dadais, vous vous laissez mener par des bambins de cinq ans au lieu de les empêcher de commettre des sottises, alors nous pouvons nous attendre au pire. Où est Niels Abbial ? s'inquiéta-t-elle, s'avisant tout à coup de l'absence du petit Suédois, qui avait coutume de suivre fidèlement les enfants. L'ont-ils gardé à bord du Saint-Jean-Baptiste ?

– Non ! renseigna Honorine, il n'a pas voulu venir avec nous. C'est un sot !

– Non c'est un sage ! Sachez, Mademoiselle, que je voudrais vous voir imiter sa prudence. Je suis même persuadée qu'il a essayé de vous dissuader de répondre à cette bizarre invitation et que vous avez fait fi de ses conseils. Pour sa peine, il recevra une récompense et vous, vous serez punie.

Honorine baissa la tête.

Elle ne s'était jamais fait beaucoup d'illusions et, dans l'ensemble, les choses avaient plutôt bien tourné. Elle savait aussi qu'Angélique n'était pas aussi facile à désarmer que Joffrey de Peyrac. Elle soupira et commença de fouiller dans les poches de ses jupes, tandis qu'Angélique poursuivait, s'adressant à Yolande et Adhémar :

– Expliquez-vous. Je veux savoir exactement ce qui s'est passé et comment vous avez pu vous laisser berner à ce point.

Yolande, agenouillée sur le pont par esprit de contrition et Adhémar qui l'imita au bout d'un moment par esprit de solidarité, se lancèrent dans un récit embrouillé d'où il ressortit, qu'après s'être laissé absorber tous deux par le troc de peaux de castor et d'un lot de vison – et Yolande y avait laissé ses boucles d'oreilles de coraline que Marcelline tenait de sa grand-mère de la province du Nivernais qu'elle lui avait données pour briller à Québec, et Adhémar y avait laissé la poire à poudre de son équipement militaire – donc, ayant conclu le marché avec ces renards de sauvages, ils s'étaient subitement avisés de la disparition d'Honorine et, affolés, étant partis à sa recherche, ils l'avaient retrouvée en grande conversation avec un gentilhomme faisant partie des voyageurs descendus ce jour-là, du Saint-Jean-Baptiste.

– Nous aurions dû nous méfier, reprocha Angélique, Tadoussac était aujourd'hui plein de canailles.

– Mon ami ne l'est pas, rectifia Honorine.

– Tu es trop jeune pour en décider.

– C'est vrai, ce gentilhomme avait l'air honnête, plaida à nouveau Yolande.

– Il l'est finalement, puisque vous voici tous ici sans dommage. Mais qui était-ce ?... Un passager qui voulait se distraire ? Pourquoi nos enfants, cependant... Que veux-tu, Honorine ? Qu'est-ce cela ?

Honorine ayant enfin réussi à extirper ce qu'elle cherchait de ses poches, affectait de se désintéresser du débat. Très droite, regardant ailleurs dans le lointain, d'un air absorbé, elle tendait vers sa mère un petit bras raide prolongé d'une menotte potelée, dont les doigts serraient un grand pli cacheté de cire rouge.

– Qu'est cela ? répéta Angélique.

– C'est pour toi. Dit Honorine très indifférente.

Angélique saisit l'enveloppe qui était d'un beau vélin blanc épais. La cire au centre et aux quatre coins était frappée d'un chiffre armorié, représentant un blason indistinct et une devise sans doute latine. Le ruban long et épais était de soie.

C'était assez impressionnant.

Angélique retourna l'enveloppe mais aucun nom n'y était inscrit. Elle jeta à Honorine, toujours digne, un regard soupçonneux.

– Où as-tu pris cela ? Qui te l'a donné ?

– Mon ami, ce gentil messire.

– Il t'a donné cette enveloppe.

– Oui.

– Pour qui ? Pour moi ?

– Oui, ma mère, répéta Honorine avec un soupir.

Elle ajouta après un moment :

– Il vous avait vue ce matin à la procession.

Angélique se décida à tirer le ruban de ce pli mystérieux, brisant aussi les sceaux.

La cire était mince et friable, comme si on l'eût apposée rapidement.

Elle déplia la feuille couverte d'une grande écriture élégante mais précipitée et ponctuée çà et là de taches et d'éclaboussures. Les griffures de la plume d'oie mal taillée trahissaient la hâte et l'on voyait que le scripteur avait à peine pris le temps de sabler sa missive. Elle commença de lire à haute voix :

– Oh ! Vous la plus belle d'entre toutes les femmes...

Et s'arrêta.

– Voici un début prometteur, dit Villedavray, se rapprochant, alléché.

– Et quelque peu libertin, fit remarquer Carlon. On y sent l'impiété.

– Cessez donc de vous montrer incivil le morigéna Villedavray. Penché par-dessus l'épaule d'Angélique, il essayait de déchiffrer la suite. En quoi il lui rendait service car cette missive se révélait pratiquement illisible.

Mais il avait de bons yeux. Il enchaîna à voix haute :

– « Le souvenir de vos... de vos lèvres exquises et de leurs baisers enivrants, de votre corps de déesse, de vos charmes à nuls autres pareils, n'ont cessé de me hanter depuis tant de longues années écoulées. Dans la nuit brillaient vos yeux d'émeraude, d'une couleur unique et inoubliable... »

Villedavray se pourléchait.

– Pas de doute, ma chère. C'est bien à vous que cette épître s'adresse.

Les autres personnes présentes retenaient des sourires et échangeaient des regards entendus.

La beauté de Mme de Peyrac était de celles qui semblaient créées pour susciter conflits, drames et passions.

On commençait par en avoir l'habitude et même par en éprouver une certaine fierté. L'expérience enseignait que son apparition apportait sous tous les cieux un élément inconnu, et l'on ne pouvait jamais savoir somment les choses tourneraient à sa vue. C'était comme au théâtre.

Angélique déconcertée leva les yeux vers Joffrey de Peyrac.

– Je n'y comprends rien. Ce message doit s'adresser à quelqu'un d'autre. Il y a erreur.

– Les yeux d'émeraude... souligna Villedavray. Croyez-vous qu'une telle couleur soit courante ?

Elle haussa les épaules.

– Puisque vous me dites que ce gentilhomme m'a vue à la procession... Il n'est pas difficile de tourner des compliments par la suite... C'est sans doute un fou.

– Je croirais plutôt que c'est un de vos anciens admirateurs, intervint Peyrac, qui accueillait l'incident avec sang-froid. Vous apercevant à la messe il vous a reconnue. Il faut s'attendre à ce genre de surprise maintenant que nous nous trouvons en Nouvelle-France.

Il entraîna Angélique un peu à l'écart et ayant pris la lettre, il examina les sceaux et retourna le ruban.

– Nous aurions affaire à ce mystérieux envoyé du Roi que cela ne m'étonnerait pas. Bravo ! vous aurez réussi à le faire sortir de son trou.

Les yeux d'Angélique allèrent à la signature et essayèrent de la déchiffrer mais elle était encore plus illisible que le reste, écrasée par un autre sceau à l'encre appliqué en travers du nom même. On distinguait vaguement au début et sans certitude un « N » échevelé.

Après s'être escrimée en vain, elle renonça.

– Je ne vois absolument pas de qui il s'agit.

– Vraiment ? N'avez-vous aucune idée ?

– Aucune ! Je répète que ce gentilhomme me confond avec quelqu'un d'autre.

– Non ! Villedavray a raison, les yeux d'émeraude, c'est la preuve. Je gage qu'à la Cour, ils étaient célèbres et n'avaient point de rivaux.

Angélique fit un intense effort de mémoire. Elle voyait ce tourbillon, la galerie des Glaces, les beaux seigneurs empressés, leurs sourires, leurs mains frôleuses qu'on arrêtait d'un petit coup d'éventail, leurs yeux câlins dont il fallait feindre de ne pas comprendre le message.

– Et ces baisers inoubliables ? insista Peyrac.

Une flamme ironique brillait dans son regard, mais il paraissait plutôt amusé.

– Non, je ne vois pas...

– Y a-t-il donc tant de choix ? fit-il en riant. Et ces faveurs assez... poussées pour qu'il puisse parler de votre corps de déesse ? insista-t-il un peu caustique.

– Il se vante.