Il la lâcha et regarda autour de lui en marmonnant :
– Qu'a-t-il bien pu venir faire par ici ?
– Vous le saurez, sans doute, en arrivant à Québec.
– L'y trouverai-je ? fit l'entêté marquis en dardant sur elle un regard si aigu qu'elle faillit perdre contenance.
– Pourquoi non ?
– Parce qu'il a disparu, vous dis-je... avec son valet.
– Probable qu'il est retourné à Québec avec sa barque... et son valet.
– Non... car on a retrouvé la barque... vide.
Il désigna un point à l'horizon, sur l'autre rive du Saint-Laurent.
– Par là-bas... à l'anse du Cri-aux-Oies. Mais d'eux, nulle trace.
Angélique eut un geste évasif.
– De toute façon, peu m'en chaut. Vous m'avez avertie qu'il était de nos ennemis. Autant ne pas le retrouver à Québec... Et maintenant, cher marquis, que faites-vous par ce beau matin ? Je dois me rendre au presbytère voir le curé.
– Qu'allez-vous donc trafiquer autour de son alambic à ce cher homme ?...
– Je voudrais aider Aristide à améliorer son rhum. Le curé a une provision de feuilles de merisier sauvage et des petits fruits cueillis avant mûrissement. C'est connu pour donner au tafia une saveur plus attrayante et diminuer les effets nocifs d'une trop grosse teneur en résidus. Nous allons faire quelques essais. Comme vous le voyez, nous prenons nos habitudes à Tadoussac. Et pourtant, il y a du départ dans l'air. Qu'attend-on ? Que le Maribelle, vaisseau du Roi, se présente avec ses trente canons ? Ou que l'envoyé du roi caché sur le Saint-Jean-Baptiste nous fasse la grâce d'apparaître ?
– Cet envoyé du roi est un couard.
– À moins qu'il n'existe pas... Alors, marquis, m'accompagnez-vous jusqu'à la cure ? Ou bien ?...
Villedavray hésita. Il aperçut Joffrey de Peyrac qui se faisait ramener sur le Gouldsboro et préféra se joindre à lui. Il était toujours très affairé à se faire conduire d'un endroit à un autre. De plus, il avait en cet instant une idée derrière la tête et le moment lui parut des plus propices.
Il prit congé d'Angélique et courut pour monter dans la chaloupe.
Il entreprit aussitôt le comte de Peyrac.
– Cher ami, depuis quelques jours une question me préoccupe. Je suis persuadé que le courrier de Mlle d'Hourdanne est à bord du Saint-Jean-Baptiste.
Chapitre 13
Joffrey de Peyrac regardait du côté de Tadoussac.
Le village se déroulait comme une image, une tapisserie qu'on aurait exposée à leurs yeux dans toute sa longueur afin qu'ils pussent en admirer la vaste beauté, depuis le promontoire dressé au-dessus du Saguenay jusqu'à l'autre bout où la forêt venait plonger dans les eaux, et qu'ils eussent d'ensemble la possibilité de détailler l'ordonnance des maisons et des huttes, l'heureuse disposition du fort sur la gauche où flottait la bannière à fleurs de lys, et son église au milieu, ses magasins du port en bas, la dernière grosse ferme de pierres grises tout en haut, à la lisière des champs qui escaladaient la côte vers le bois.
C'était par là que se dirigeait Angélique. Il l'apercevait marchant alertement, accompagnée de Mlle Bourgeoys et de Julienne. Puis Kouassi-Ba que l'on n'avait pas débarqué tout de suite afin de ne pas effrayer les populations, mais qui avait obtenu le plus franc succès ensuite surtout après avoir été présenté à la ronde par son frère d'hivernage, le vieux Macollet.
Les Filles du roi suivaient à la queue leu leu avec les novices de la mère Bourgeoys.
Ce jour-là, on apercevait aussi Cantor et son glouton ce qui n'était pas fréquent. Le village, après un recul, avait admis, intrigué, la bête facétieuse. On le voyait de loin, grosse boule luisante, bondissant et dévalant, s'amusant tour à tour à effrayer les enfants ou à paraître effrayé par eux. Des cris légers, des éclats de rire, l'écho de voix de femmes résonnaient dans l'air cristallin. Aristide clopinait derrière, en conversation avec Eloi Macollet.
– Voici l'affaire, continuait Villedavray. Mlle d'Hourdanne est ma voisine à Québec, dans la haute ville. Elle sera la vôtre puisque je vous cède ma maison. C'est une femme charmante, la veuve d'un officier de bon renom qui est venu avec le régiment de Carignan-Salières, il y a dix ans. Il a été tué pendant la campagne que le marquis de Tracy a menée aux Iroquois. Elle, elle est comme moi. Elle se plaît à Québec. Ou bien peut-être n'a-t-elle pas eu assez de courage pour entreprendre une nouvelle traversée. Il y a beaucoup de gens comme cela chez nous, qui préfèrent risquer de se faire faire la chevelure par les Iroquois, ou périr de faim, de froid, ou ne jamais revoir les leurs, plutôt que de se retrouver encore sur un navire en plein océan. Cela se conçoit... M'écoutez-vous, cher comte ?
– De toute mon attention.
– Non. Vous la regardez là-bas... Ah ! voici qu'elle a disparu au tournant du chemin. Je peux donc poursuivre. Je vous disais que Mlle d'Hourdanne est demeurée en Canada. Elle est désormais assez impotente, ne quitte guère son lit, mais écrit beaucoup. Sa principale correspondante est la veuve du roi de Pologne, Casimir V. Non, il ne s'agit pas de Louise-Marie de Gonzague, sa première femme. Celle-ci est morte comme vous le savez, il y a dix ans, et il en a conçu un tel désespoir qu'il a déposé sa couronne et est venu se réfugier dans la religion à Saint-Germain-des-Prés dont il est l'abbé. Celle dont je vous parle, l'amie de Mlle d'Hourdanne, est sa seconde femme. Il a pu l'épouser quoique d'Église. On l'appelle la belle Herbière parce qu'il paraît qu'elle vendait des herbes à Grenoble autrefois, dans sa jeunesse. Des herbes et autre chose sans doute. Elle a su se faire épouser successivement par de grands noms, chargés d'ans et d'écus et qui de veuvage en veuvage l'ont menée jusqu'à la Cour et jusqu'au roi de Pologne qui l'a laissée veuve à son tour, mais cette fois au sommet des honneurs. Toute cette histoire vous prouvera qu'elle n'est point sotte et c'est pourquoi Mlle d'Hourdanne qui ne l'est pas non plus, et qui l'a connue à la Cour, aime entretenir des relations épistolaires avec elle. Voici comment elles s'écrivent chaque semaine, parfois tous les jours. Le temps de l'hiver, les lettres s'entassent dans des cassettes qu'elles choisissent avec grand soin pour en faire l'échange, les conserver en souvenir ou les renvoyer chargées de nouvelles missives.
« Par le premier vaisseau en partance pour les Amériques, Mme de Pologne fait un premier envoi. Elle en fera un second vers la fin de l'été avec le dernier navire qui met à la voile. C'est incroyable le mal qu'elle se donne pour envoyer des émissaires dans tous les ports, ou à la Chambre de Commerce, ou même à l'Amirauté, pour savoir quel est le dernier bâtiment qui s'engagera vers le Canada. Certains ont été retardés. D'autres se décident in extrémis, comptant sur leur chance et les vents pour avoir le temps d'aller et de revenir avant l'hivernage .omme ce Saint-Jean-Baptiste par exemple.
« Bref, à celui-là elle confiera la deuxième cassette, celle qui répond aux lettres que Mlle d'Hourdanne lui aura fait parvenir dans le courant de l'été. C'est ainsi, comme vous voyez. De ces amusements de femmes, dont je vous disais qu'elles ont pour égayer la vie plus de fantaisie que nous autres. C'est aussi pourquoi je vous dis, étant donné la date à laquelle le Saint-Jean-Baptiste a quitté Rouen, je parierai que la cassette destinée à Mlle d'Hourdanne est à bord. Ce n'est pas la première fois que Dugast s'en est chargé.
« Ceci me préoccupe car notre capitaine est un fieffé coquin et pour peu que la cassette soit belle, marquetée ou incrustée de gemmes, il se l'appropriera après s'être débarrassé des lettres.
« On sait qu'il jette volontiers de tout à la mer. Et puis Cléo sera si heureuse de me voir lui remettre ces chères lettres moi-même. Tellement plus agréable que par ce rustre qui exige toujours des écus pour ses services... Donc si mon histoire vous a distrait et si vous n'y voyez pas d'inconvénients...
La chaloupe abordait le Gouldsboro. Joffrey de Peyrac monta à bord, tourna un visage un peu ironique vers le marquis. Celui-ci, debout dans le remuement des vagues, attendait avec un sourire d'enfant impatient et heureux.
– Si j'ai bien compris, vous souhaitez que je vous laisse l'embarcation pour vous rendre jusqu'au Saint-Jean-Baptiste et y réclamer ladite cassette si elle s'y trouve ?
– Exactement ! ces forts gaillards qui nous conduisent font assez impression, je peux requérir leur concours, n'est-ce pas, en cas de besoin ?...
– Certes !
Peyrac, du haut de la coupée, adressa des ordres aux matelots. Ceux-ci s'écartèrent du navire et recommencèrent à tirer sur leurs rames en direction du Saint-Jean-Baptiste. Peyrac riait tandis que s'éloignait la barque emportant le marquis de Villedavray dont le visage poupin rayonnait de plaisir anticipé.
– C'est entendu ! vous me donnez carte blanche ! cria-t-il encore.
– Oui, cher marquis... Mais pas d'effusion de sang.
*****
Peyrac continuait à regarder vers la rive. Il avait pris sa longue-vue.
Lorsque ainsi l'heure était douce, son inspection générale achevée sur les différents navires, il s'accordait quelques instants. C'était à elle qu'il rêvait, comme on revient à une source ombreuse après le grand soleil, elle, son refuge d'amour. Instants qui étaient devenus dans sa vie secrète comme une exploration en un domaine nouveau jusque-là un peu écarté, un peu redouté.
– Il faut tout de même que nous fassions un peu connaissance, mon amour... Le temps presse, la vie s'écoule et parmi les charges, les trésors qui me furent donnés, tu es là, tu surgis, et ton visage passe et repasse dans le foisonnement de ma vie aventureuse, comme un songe paré de délices et de douleurs enivrantes... Mon amour !
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