– La vie était rude, comme dans une prison. On se défendait en payant tribu à des obédiences diverses ; comme dans une forteresse, on était attentif à ne pas se laisser surprendre par des gestes de charité irréfléchis qui pouvaient faire pâtir le groupe tout entier.

*****

– Nous pourrions vous aider, proposa Angélique. Croyez-moi, ce n'est pas l'argent du diable.

– J'en suis convaincue mais la question n'est pas là.

– Vous craignez d'être mal considérée si l'on apprend que vous avez accepté des dons de la main de ce Seigneur indépendant du Down-East au renom suspect.

– Non, ce n'est pas cela. Mais je ne peux revenir sur ce qui a été prévu et établi pour ma communauté cet hiver. J'ai tout juste assez de place pour les trois filles que j'amène... et tout juste assez de patience pour les soutenir et les former en leur difficile vocation, ajouta-t-elle avec humour. Alors prendre en charge ces filles que je n'ai même pas recrutées moi-même, cela risque de dépasser mes forces.

Elle raisonnait avec sagesse et Angélique en convint.

– ...Vous-même, continua Mlle Bourgeoys, je vous préviens. Vous avez entrepris de grandes dépenses pour sauvegarder ces pauvres filles qui ne vous étaient rien... C'est un beau geste mais, croyez-moi, il n'est pas certain que vous rentriez dans vos débours...

– Ce ne sera pas le premier investissement que nous aurons fait en Nouvelle-France, dit Angélique en riant.

– Mais j'y songe, reprit Marguerite Bourgeoys que la question préoccupait, n'avez-vous pas dit que leur bienfaitrice avait frété le navire avec sa propre fortune, et des appuis de ses amis de la cour. Elle a peut-être un commanditaire à Québec ?

– Je ne sais.

– Nous réfléchirons, dit Mlle Bourgeoys en se levant. Allons faire la lessive.

Sur les rives du Saguenay où battait une courte marée engluée d'algues et d'oiseaux, les traitants et les Indiens débarqués jetaient aux mains avides des habitants une moisson de pelages aux couleurs d'automne, de nuit, de neige, de crépuscule : castors de tous les bruns, loutres, zibelines, martres, belettes dont le poil venait de virer au blanc ce qui décuplait leur valeur et des visons aux tendres nuances. Les peuplades indiennes, les trappeurs du Nord se hâtaient, aboutissant à Tadoussac dans l'espoir qu'il y aurait encore des navires en partance pour l'Europe où repasser en fraude, à un prix plus élevé, leurs marchandises.

L'un des coureurs de bois qui venaient de débarquer montait la côte. Il était à contre-jour, mais son sourire deviné donnait une impression de déjà vu. Lorsqu'il fut à quelques pas, Marguerite Bourgeoys et Angélique le reconnurent simultanément.

– Eloi ! cria l'une.

– Macollet ! compléta l'autre.

– Ho ! Ho ! C'est agréable de se faire accueillir par de si belles dames, se réjouit-il.

C'était en effet le vieux Macollet, recuit comme une pomme sèche par le soleil et le grand air des bois. Il ressemblait à un Indien sous sa toque de fourrure, avec ce teint de cuir luisant, ses yeux rieurs mais qui étaient pâles et scintillants comme une eau vive. Droit, mince, rapide d'allure, dans ses vêtements de peaux cousues à l'indienne, la longue course qui l'amenait du Haut-Kennebec d'où il était parti au printemps, à Tadoussac pour l'automne, ne paraissait pas lui avoir coûté beaucoup de fatigue.

Honorine lui fit fête.

Comme prévenu par d'invisibles antennes, le village refluait vers eux.

Angélique racontait alentour comment Eloi Macollet avait hiverné avec eux dans leur fort du Haut-Kennebec et combien son caractère industrieux et joyeux leur avait été utile.

– On en a vu dans cet hivernage, fit Macollet sentencieux. Oyez, bonnes gens. Nous avons traversé la picotte ensemble, et l'on est sorti vivant. Un vrai miracle !

Angélique craignait que tant de miracles vantés ne lui fussent préjudiciables et essayait de rétablir la vérité, de dire que finalement ce n'avait pas été la picotte, la variole rouge, qui tue sans merci ; mais la rougeole ou fièvre pourpre. Mais les gens préféraient l'autre version.

– Et le Noël que nous avons passé !4 Y'en a pas eu de plus beau chez M. le gouverneur, au château Saint-Louis. De l'or ! De l'or qu'il y avait sur la table.

– Et que tu étais beau, Macollet, avec ton gilet à fleurs et ta perruque, dit Honorine.

– C'est votre bru qui aurait été contente de vous voir comme ça, approuva Mlle Bourgeoys.

– Que m'as-tu rapporté, gamin ? demanda le vieux Carillon, que m'as-tu rapporté des pays-hauts ?

– Un ours, grand-père, un gris de la plus belle taille et tué d'hier du côté du lac Saint-Paul de mon propre coutelas. Il est en bas sur la rive et mes Montagnais le découpent. Vous allez pouvoir faire chaudière et manger du rognon bien gras comme au bon vieux temps. Il n'y a plus que Carillon pour m'appeler : gamin, expliqua-t-il, tourné vers Angélique. Dame ! j'étais pas plus haut que ça quand il m'emmenait en course jusqu'à la vallée des Iroquois. L'avait déjà de la barbe et même quand je commençais à faire mon propre chemin, l'avait pas changé. Je suis toujours un gamin, bien que maintenant on ne voie plus tellement la différence. L'a l'air moins vieux qu'il n'est et moi plus. Si l'on s'imagine. J'ai à peine soixante ans. C'est que je suis scalpé et que j'ai plus de dents par-devant. Les Iroquois me les ont arrachées pour s'en faire une amulette. Mais je suis pas si vieux que ça. La preuve... Demandez aux dames et demoiselles.

Les gens avaient commencé de descendre vers le Saguenay pour admirer la chasse de Macollet et ses marchandises. Des voix se hélaient.

– Avez-vous vu la quincaille du vieil Eloi ? Quel butin ! Puisqu'il a trouvé la fortune pour se munir ainsi, le sacripant ? Pas étonnant qu'il rapporte les plus belles peaux...

– Et l'évêque ne pourra rien dire, glissa Macollet fièrement. J'ai même pas trafiqué un brin d'alcool avec les sauvages. Ceux qu'en voulaient n'avaient qu'à s'adresser à d'autres traitants. Mais moi je leur procurais du tout beau, de la coutellerie anglaise et bien d'autre chose.

– Il s'était ravitaillé aux magasins de Joffrey de Peyrac sur le Kennebec.

– Est-ce qu'il court toujours les sauvagesses ? demanda Marguerite Bourgeoys à Angélique.

– Plus que jamais. Je vois que vous le connaissez bien. Notre recrue de filous et de paillards, gelée par le froid et anéantie par la famine, déclarait forfait que notre Macollet bon pied, bon œil s'en allait chercher fortune chez les petites Indiennes du campement voisin.

– Bandit ! fit avec indulgence mère Bourgeoys. Dommage que ton fils ne te ressemble pas... Sidonie se ronge. C'est un couple qui ne va pas.

– Ne me causez pas d'eux, grommela Macollet. Ça me donne le noir.

– N'empêche qu'il faudra que tu ailles saluer tes enfants. Je parie que depuis mon départ, c'est-à-dire près de deux ans, tu ne t'en es pas soucié.

– C'est sûr ... Que voulez-vous, elle est mauvaise comme la teigne.

– Pas tant que ça. Elle est aigrie. Et elle souffre.

– De quoi ? J'vous l'demande. Cette génération de filles, c'est avide. Ça ne veut que du confort. Autrefois, les Iroquois nous laissaient pas le temps de nous aigrir. On vivait au bout de son fusil. Tous les jours qu'on partait aux champs, sans savoir si on en reviendrait le soir. Hein, mère Bourgeoys, nous deux, vous vous souvenez... Et ma bru qu'a tout : le calme, la ferme, les champs, le troupeau, faut qu'elle se plaigne.

– Elle aime...

– Ben, ça se voit pas tant. Faut entendre comme elle le rabroue, son homme.

– Ce n'est pas cela que je voulais dire, fit mère Bourgeoys, soucieuse.

Et elle poussa un soupir.

Chapitre 12

Un matin, le marquis de Villedavray aborda Angélique de son air le plus alléché et l'attira à l'écart. Elle crut qu'il allait lui parler de fourrures ou encore de ces tonneaux de vin de Bourgogne qui lui restaient sur le cœur, mais il lui dit tout à trac :

– Que s'est-il passé avec le comte de Varange ? Elle en eut un battement de cœur. Heureusement pour elle, depuis qu'on était à Tadoussac le crime obscur qui avait marqué leur entrée en Canada, lui était si bien sorti de l'esprit qu'il lui fallut une fraction de seconde pour se remémorer le drame, ce qui lui permit d'avoir, ne serait-ce que fugitivement, l'expression d'étonnement nécessaire.

– Que voulez-vous dire ? Varange ? Villedavray la scrutait d'un œil aigu. Elle avait repris son sang-froid et paraissait sincèrement ne pas comprendre.

– Oui... vous m'en avez entretenu il n'y a guère... quelle raison aviez-vous de vous y intéresser ?

Angélique fronça les sourcils comme si elle faisait un effort de mémoire.

– Je crois vous avoir dit que j'avais entendu parler de lui.

– Par qui ?

– La duchesse, peut-être, ou Fallieres... je ne sais plus et je désirais me renseigner à son sujet. Il faut que je prévoie un peu à qui j'aurai affaire à Québec.

– Vous n'aurez plus affaire à lui !

– Pourquoi donc ?

– Parce qu'il a disparu.

– Ah !

– Il est venu rôder à Tadoussac il y a quelque temps, lui glissa-t-il en se penchant vers elle. Il était descendu de Québec avec sa grande barque et son valet. Il prétendait surveiller l'eau-de-vie et les baleiniers basques qui parfois se hasardent à braconner par ici, mais il louvoyait tant de par le fleuve qu'on s'est demandé ce qu'il cherchait... ou attendait. Vous pourriez peut-être me renseigner.

– Moi ? Vous délirez.

Il commençait à lui donner chaud avec sa curiosité par trop intuitive et son regard inquisiteur. Mais elle soutint l'examen avec assez d'indifférence pour ébranler ses soupçons.