L'intendant Carlon gesticulait, tout en s'adressant à Peyrac et en surveillant du coin de l'œil du haut d'une petite élévation l'embarquement à bord du Gouldsboro et des autres bâtiments des marchandises laissées pour compte par les navires d'Europe, malgré ses recommandations, avant son départ pour l'Acadie au début de l'été.
Le comte de Peyrac lui avait racheté une partie de cette cargaison dédaignée. Il y avait là des planches, des poutres et des mâts de navire. Du poisson sec et fumé. Des barils d'anguilles et de saumon salés ainsi que d'huile de marsouin et de phoque. Des barriques de farine, de la bière, des sacs de pois et de haricots secs qui commençaient dans l'Ancien Monde à remplacer la fève populaire.
– On a proclamé des interdits, refusé les permis, continua l'intendant, on est allé jusqu'à l'excommunication pour empêcher les habitants de porter de l'alcool aux sauvages... Mais, bernique ! Ils se f...ent des lois. Ils ont la forêt pour eux. À la moindre contrariété : une taxe, une condamnation, hop ! Aux bois !... J'en ai assez de ces Canadiens. Ils ont le derrière dans l'eau bouillante...
Ayant ainsi conclu, Jean Carlon redescendit vers le port.
– On laissera quelques barils d'huile de loup-marin, ainsi que des mâts et des bois de charpente pour le Maribelle, décida-t-il. Il ne sera pas dit que ce bâtiment va repartir avec du gravier dans ses cales faute de fret, alors que mes marchandises me restent sur les bras. Quel désordre invraisemblable ! Quel gâchis ! Jamais on ne comprendra en haut lieu ce que j'endure ici.
Peyrac le laissait épancher sa bile. L'homme lui était sympathique. Il appréciait la lucidité de ses jugements, son esprit entreprenant et ouvert aux questions économiques.
Chez les Anglais, par exemple, avec ses qualités d'initiative, d'entreprise, d'évaluation juste des échanges commerciaux, il eût déjà été à la tête d'une colonie prospère. Mais ici, tout tournait dans un sens différent.
Le malheureux s'évertuerait en vain à arrêter une lourde machine séculairement embarquée sur d'autres voies. Celles des passions religieuses, des conquêtes pour la gloire plus encore que pour l'intérêt et l'irrésistible appel de la forêt pour ces héritiers de paysans qui, dans l'Ancien Monde, ne pouvaient prendre un lièvre au collet ou pêcher de l'anguille sans risquer d'être pendus.
Et s'il y avait quelque part, très loin, un Colbert ministre du Roi, qui comprenait que la grandeur d'un royaume ne se soutient que par le commerce et l'industrie, il avait affaire à trop forte partie pour imposer une telle direction, car il devait s'attaquer au caractère même du Français, dont le neuf et petit peuple canadien représentait comme la quintessence.
Il restait, au demeurant, peu d'hommes, en effet, a Tadoussac. À part les soldats, quelques fermiers que la maladie d'une femme ou une épidémie atteignant le troupeau avaient contraints de demeurer sur place après la moisson, à part les commis et fonctionnaires, et les artisans, forgerons, bosseliers, charrons souvent remplacés par leurs apprentis et leurs enfants, tout ce qui représentait la population mâle de Tadoussac entre seize et quarante ans s'était comme évanoui dans la nature, sitôt la moisson finie et à peine engrangée. Au bruit, l'on savait que l'on battait assez mollement le fléau dans les granges. L'ensolage des maisons prévu pour préserver les fondations du gel, en les entourant de paille, demeurait en suspens, malgré la gelée blanche qui, chaque matin, maintenant bleuissait le paysage, et bien que le sol durci sonnât clair sous les pas.
– Les femmes ne peuvent pas tout faire, reprit Carlon. Et d'ailleurs elles aussi ont la fièvre de la fourrure dans le sang. Regardez-les là-bas qui courent, fit-il avec un geste en direction du fleuve Saguenay, parce qu'on vient d'annoncer une flottille de canoës descendant des pays-hauts. Vous comprendrez pourquoi mes chargements restent en panne et pourquoi la famine sévit à la fin de l'hiver. On vend, on troque, et puis, tant pis pour après...
De la rive, en contrebas du fleuve, montait une rumeur joyeuse et l'on voyait des gens courir et faire la navette des habitations à la rive avec des gourdes d'eau-de-vie, des pains, des objets divers.
Joffrey de Peyrac considérait le hameau, ses maisons pauvres et trapues, sa chapelle élégante, close sur son trésor, et cette animation subite de foire exaltée parce qu'au tournant des falaises du Saguenay, une flottille descendant des contrées sauvages, du lac Saint-Jean, de la baie d'Hudson, apportait des fourrures. Exaltation où l'espoir des gros gains vite obtenus avait la saveur d'un plaisir sans mesure parce que prometteur d'autres plaisirs – on ne savait pas toujours lesquels – mais au moins celui de la possession et, pour un temps bref, de la sécurité, de la certitude, celui du rêve possible.
Ces gens-là étaient extrêmement vivants et c'était peut-être l'intensité avec laquelle ils abordaient la vie, ses rudesses et ses joies, qui faisait leur charme.
Le voyant sourire, Carlon en conçut de l'amertume.
– Je devine ce que vous pensez... Eh bien ! je le pense aussi. On ne « les » changera pas, n'est-ce pas ? Et moi, j'en suis pour mes frais. Et vous, vous allez en profiter pour mettre la Nouvelle-France dans votre poche.
Chapitre 11
Angélique avait présenté le groupe des Filles du roi à Mlle Bourgeoys, espérant qu'elle pourrait l'intéresser à leur sort.
– Ce sont des filles recrutées par les soins de M. Colbert pour le peuplement du Canada. Elles ont fait naufrage et ont connu bien des malheurs. Pouvez-vous faire quelque chose pour elles ?
Elle conta succinctement comment le hasard avait amené sur leur rivage dans le Maine un navire désemparé qui s'était brisé sur les récifs devant leur établissement et comment depuis ce temps les gens de Gouldsboro avaient dû prendre en charge les survivantes. Ils profitaient de leur visite à Québec pour convoyer ces pauvres jouvencelles vers leur but premier, Québec.
Mlle Bourgeoys hocha la tête avec regret.
– Vous comprenez, c'est très ennuyeux... dit-elle ; d'après ce que vous m'avez raconté leur bienfaitrice qui les accompagnait a disparu dans le naufrage. Elles n'ont donc plus aucun soutien. Que va-t-on faire d'elles à Québec ? Qui va assumer leur subsistance ?
– Leurs époux ne pourront-ils les prendre en charge ?
– Pour se marier, il faut une dot. Or, vous me dites aussi qu'elles ont perdu leur cassette royale.
Pour elle, malgré son esprit de charité et sa générosité, c'était sans appel.
Elle expliqua en quelles difficultés se trouverait la colonie si elle était obligée de faire passer sur un budget déjà maigre, l'établissement de ces filles dont la dot devait être fournie par le royaume. De plus, arrivant en saison tardive, on ne pouvait envisager la solution de les réembarquer sur un navire faisant voile vers l'Europe, avec un bon de traite pour le capitaine qui se ferait rembourser le prix de leur passage par le Trésor ou par les responsables de la compagnie marchande ou de l'œuvre pieuse qui s'était occupée de leur départ.
– Nous avions une très belle dot, répliqua Henriette les larmes aux yeux. Près de cent livres de rentes chacune offertes par notre bienfaitrice, et pour nos hardes nous avions trois mouchoirs de cou, une coiffe en taffetas, un manteau pour l'hiver, deux robes...
Mlle Bourgeoys interrompit l'énumération.
– C'est entendu. Mais votre cassette est au fond de l'eau, ma petite, alors que faire ? Qui peut assurer votre subsistance à Québec ?
– Ne pourront-elles trouver à s'employer dans l'une des communautés religieuses qui sont nombreuses, me dit-on ? plaida Angélique.
– Les employer, certes. Mais les nourrir ? Le rassemblement des vivres et des produits des jardins en été est calculé en fonction des membres des communautés. C'est déjà très juste. Et si l'hiver est rude on n'est pas certain d'avoir en suffisance. Et il n'y a guère de secours à attendre des bienfaiteurs de France avant le printemps. Si encore elles avaient des lettres de protection qui inciteraient M. le gouverneur ou l'intendant à débloquer quelques sacs de farine et de pois, des réserves du magasin général, quitte à se faire soutenir ensuite pour des achats supplémentaires près de M. Col-bert, au moment de l'établissement du budget de la colonie. Mais il faudrait quelqu'un de très haut placé, qui inspire toute confiance à ces messieurs dans leur assurance de ne pas émarger en vain sur les réserves nécessaires à la Nouvelle-France.
– Et vous-même, ma mère, à Ville-Marie, n'avez-vous pas de place pour certaines d'entre elles ? Vous vous plaigniez de manquer de recrutement...
– C'est vrai ! Mais hélas, je me trouve dans la même situation financière.
Elle expliqua combien les réserves étaient minces, les charités rares.
En l'écoutant, Angélique comprenait à quel point il était important pour ces œuvres lointaines d'avoir des soutiens sûrs, stables, des appuis sérieux, des protections dévouées qui, en échange de prières et d'indulgences pour leur salut éternel, assumaient de leurs deniers la conversion des Indiens du Nouveau Monde et la survivance des fortes âmes qui s'étaient chargées de les évangéliser. Un grand trafic de neuvaines, de grâces obtenues, voire de miracles contre espèces sonnantes et trébuchantes, se faisait entre ces régions lointaines et les salons ou les oratoires privés de la capitale et des grandes villes du royaume. La dévotion la plus ardente pouvait aller de pair avec les pires turpitudes morales qui se rachetaient ainsi.
Angélique, habituée à vivre avec un grand seigneur comme le comte de Peyrac qui n'attendait soutien que de ses travaux et de ses entreprises mais qui n'en restait pas moins indépendant et fastueux, avait oublié l'existence rétrécie et sans cesse suspendue à des volontés étrangères, de la plupart des gens. Partout l'on dépendait d'un système lourd et compliqué et plus encore en une colonie qui avait de grosses dépenses de guerre et peu de production. Elle se souvint de ce que Joffrey lui avait dit à propos de M. Quentin, le Sulpicien lui aussi dépourvu d'assistance et trop heureux de pouvoir se placer comme aumônier sur le Gouldsboro. Joffrey, avec sa connaissance des êtres et l'habileté qu'il avait de débrouiller d'un coup d'œil la situation économique des nations aussi bien que celle des individus, avait vite compris que la grande affaire en Canada, pour chaque groupuscule qui le composait, que ce fussent communautés religieuses, administratives ou tout simplement familiales, la grande affaire c'était de ne pas avoir de bouche supplémentaire à nourrir.
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