– Ne menacez-vous pas l'établissement de la Nouvelle-France en vous installant sur les terres qui appartiennent au royaume ?

Angélique faillit lui jeter au visage qu'il était su et reconnu que le traité de Bréda, signé par M. de Tracy lui-même, avait cédé ces terres aux Anglais du Massachusetts, mais c'était inutile et vain. Comme tout conflit aigu de propriété, de possession qui tient à cœur, la mauvaise foi semblait toujours se trouver dans le camp adverse. Mlle Bourgeoys était une femme intelligente et généreuse et elle savait de quoi elle parlait. Quinze années d'une vie dangereuse sans cesse menacée l'avait convaincue de la juste cause de son combat.

– Ils sont deux cent mille Anglais, Madame, insista-t-elle et à peu près autant d'Iroquois à leur solde. Et nous, Canadiens, nous sommes à peine six mille. Si nous ne nous défendons pas âprement, ils nous envahiront et nous détruiront. Ils extermineront nos pauvres Indiens amenés si péniblement au baptême et les autres, ceux que nous n'avons pu atteindre encore, perdront à jamais leur chance d'être pénétrés par la lumière de la vraie foi que nous avons eu pour mission de porter en Canada. Pouvons-nous prendre, par négligence, un tel risque ?...

Elle parlait calmement mais avec autorité, tout en continuant diligemment à trier ses pois.

Angélique était loin d'éprouver la même sérénité. Jamais, lui sembla-t-il, elle n'avait ressenti si cruellement combien les mots, les faits et leur interprétation la séparaient de ses semblables, et du monde où elle était née, et de ceux même auprès desquels elle eût souhaité trouver secours et affection.

Elle se leva et fit quelques pas avec agitation. Elle avait cru un moment que tout serait simple mais elle voyait déjà comment les choses s'engageaient. Les discussions et les démonstrations à propos du droit de vivre des uns et des autres ne mèneraient à rien sur des esprits qui étaient, soit ignorants des traités qui entérinaient ces droits, soit qui ne considéraient comme valables que ceux qui avantageaient le royaume de France et son Église.

Il fallait suivre une autre voie, mais elle n'était pas sans difficultés pour la nature altière d'Angélique.

L'entente devait s'établir entre les cœurs. Tendresse mutuelle, compréhension, estime, climat d'humanité qui, rassurant, écarterait les dangers et les menaces dont la peur était enfouie sous ces intransigeances.

Elle redressa la tête et sourit à la femme assise près de l'âtre et qui la considérait avec intérêt et sans animosité. La vitalité et la franchise qui émanaient de cette personne forçaient la sympathie et la confiance.

– Mademoiselle Bourgeoys, laissons là ces questions. La vie se chargera, j'en suis sûre, de confirmer l’amitié spontanée que j'ai éprouvée aussitôt à votre endroit. Nous apprendrons à nous connaître, je l'espère, et à découvrir, au-delà de ce qui nous sépare, ce qui nous rapproche.

La supérieure de la petite communauté religieuse approuva d'un hochement de tête. Elle n'était pas fâchée, plutôt songeuse, et resta un long moment plongée dans ses pensées.

– Il faut absolument que vous rencontriez le père d'Orgeval, décida-t-elle tout à coup avec énergie. Plus je réfléchis et vous connais, plus je suis persuadée que ce conflit qui nous oppose relève d'un malentendu et que lorsque vous vous expliquerez avec le père, tout s'aplanira. Vous êtes faits pour vous entendre.

– J'en doute, jeta Angélique dont le visage s'assombrit.

Elle s'était rassise.

– ... Et même je vous avouerai, mère Bourgeoys, que je crains terriblement de me trouver devant lui.

– Ne serait-ce pas parce que vous craignez son regard perspicace qui risque de découvrir le trouble de votre conscience ?

Angélique ne répondit pas. D'un doigt attentif, elle triait les graines, inconsciente du fait qu'il y avait dans la façon dont elle effleurait vivement l'enveloppe brillante des gousses, comme les caressant, les reconnaissant – n'avait-elle pas mangé avec une telle volupté la soupe des Iroquois envoyée de la vallée où règnent les trois dieux : la courge, le maïs et le haricot, les sauvant de la famine ? – qu'il y avait dans l'attitude de sa tête penchée de côté, dans celle de ses épaules droites, toujours un peu rejetées en arrière et qui lui conférait un port de reine, dans toute sa personne, même se livrant à d'humbles besognes, l'émanation subtile de la sensualité. Cela était évident aux yeux de Mlle Bourgeoys, accoutumée à observer les êtres, à les juger vite et juste. Angélique lui posait depuis la veille mille problèmes.

– Vous êtes en état d'incertitude spirituelle, assura-t-elle brusquement.

Angélique lui adressa un sourire désarmant.

– Peut-être... Mais est-ce que cela n'arrive pas à tout le monde, par moments ? À vous-même aussi, j'en suis certaine.

Quelque chose se précisait en elle qui était à la fois cruel à découvrir et rassurant comme tout ce qui devient clair, précis.

Son regard aussi examinait les mains de la religieuse, travaillant activement et il lui semblait surprenant de songer que jamais des lèvres d'homme ne s'étaient posées, avec passion, sur de telles mains féminines, sur ce visage aimable qui, sous les traits usés, laissait entrevoir la joliesse attirante qu'il avait dû avoir à vingt ans. Dans une sorte de vision rapide, elle se vit dans les bras de Joffrey et mourant de plaisir sous ses baisers, au point que cette seule souvenance fit battre son cœur et amena une onde rose à ses joues.

Les êtres qui étaient devant elle et qu'elle avait à affronter et à séduire, lui étaient terriblement étrangers – plus étrangers que l'Iroquois Outtaké, que l'Abénakis Piksarett – ou plutôt c'était elle qui était l'étrangère parmi eux, d'une autre espèce, d'une autre race, et chargée de tout l'inconnu qu'elle apportait, par sa seule présence, sans le vouloir.

La Démone à leurs yeux, même démasquée, aurait été moins redoutable. Ils étaient habitués à se mouvoir parmi les esprits du Bien et du Mal. On leur avait appris comment se les aliéner ou s'en défendre. Mais elle, Angélique, qui les attirait et les effrayait à la fois et qu'ils ne pouvaient définir, elle comprenait qu'ils vissent en elle quelqu'un leur apportant la tempête.

Elle suspendit sa besogne et se pencha vers Marguerite Bourgeoys :

– Franchement, me croyez-vous dangereuse ?

– C'est ce qui vous fait vivre qui est dangereux, riposta la religieuse.

Et l'on aurait pu croire qu'elle avait suivi le cheminement de la pensée d'Angélique.

– ... Une telle conception de la vie sur terre détourne du salut éternel, reprit-elle d'un ton catégorique, et d'autant plus que la fascination que vous exercez sur les êtres peut donner à penser aux âmes faibles que... que vous avez peut-être raison. ~

Angélique sentit son cœur battre à grands coups comme si les paroles de Mlle Bourgeoys allaient consommer à l'avance sa défaite.

– Alors, vous me prenez pour une sorcière, une enchanteresse ?

– Non... Mais une chose est certaine. Vous êtes revêtue du pouvoir d'enchanter.

Elle dit cela sans acrimonie et même avec une nuance de nostalgie dans la voix, comme si elle se fût attendrie devant la grâce d'un tel don.

Une fois encore, Angélique éprouva un tel état d'anxiété qu'elle dut se lever et marcher. Elle joignait ses mains si fort que ses jointures blanchirent. Son regard tombait sans les voir sur les personnes assises autour d'elle. Son trouble ne dura qu'un instant. Avec la même promptitude que son angoisse était née, le calme revint en elle : « C'est ce qui vous fait vivre qui est dangereux », avait dit son interlocutrice. Et elle avait cru voir se dessiner sur ses lèvres l'accusation : « Ce qui vous fait vivre : la joie des sens, le goût du bonheur, des êtres, de la création ! » N'était-ce pas la source d'une force qui pouvait triompher de tout ?

Et il lui apparut que les vierges ardentes et sages dans leur dévouement à une cause mystique n'étaient pas si éloignées d'elle. Donc elle saurait trouver les points de rapprochement. Elle-même, Angélique de Sancé de Monteloup, n'avait-elle pas été élevée chez les Ursulines de Poitiers ? À défaut de la compréhension d'un monde dont la vie l'avait éloignée, elle en gardait la connaissance, des bribes, des souvenirs, une imprégnation... Déjà, dans ce temps-là, elle se heurtait, se révoltait, discutait. Du haut du mur feuillu du jardin du couvent, au sommet duquel elle se réfugiait, elle avait vu venir à elle l'un de ses premiers amoureux, un page de la Reine. À cette réminiscence, d'une façon assez inattendue, elle se mit à rire, et il y eut une détente dans l'auditoire qui l'observait. Car les témoins de la dispute avaient pressenti tout ce qu'il y avait de grave et de tendu derrière les répliques volontairement mesurées des deux femmes.

– Ainsi vous n'êtes pas fâchée de ma franchise ? demanda Marguerite Bourgeoys.

– Comment pourrais-je l'être ? De votre part chère Marguerite, sachez-le, rien ne me blessera jamais. Vous avez sauvé l'ours Willoagby... Je vous aimerai toujours...

Chapitre 10

– Ils se prennent pour des princes, disait Carlon avec emportement. Parce qu'on leur a donné droits de chasse et de pêche, les voilà seigneurs !... Mais où sont leurs manants pour cultiver la terre ? Comment coloniser avec ces Canadiens ? Ce sont des courants d'air ! Une seule chose compte pour eux : la traite ! On a créé des lois pour les fixer. Tout garçon de dix-huit ans révolus doit se marier dans les six mois sous peine d'amende, payable par lui ou par son père. Ce ne sont plus les filles qui manquent. On en a importé à grands frais du royaume. Mais ces beaux messieurs fuient aux bois, ils préfèrent « courir l'allumette » avec les petites Indiennes3.