– Mors qu'il s'en revenait des pays-hauts, chargé Je fourrures, l'impie lui était tombé dessus, du sommet d'un rocher et comme un fauve, cramponné à son échine, il lui avait planté dans la nuque ses terribles dents blanches.
Le Canadien avait eu du mal à s'en débarrasser et il avait quand même fini par le tuer. Mais la morsure s'était infectée et, si près du cerveau, ça avait fait un transport. Catherine conta la chose à Angélique en achevant de monter la côte.
– La morsure d'un Iroquois, c'est comme celle d'un chien enragé, ça vous coule un poison dans le sang.
Maintenant Catherine soutenait la ferme. Comme elle l'avait toujours soutenue, la disparition de son homme, coureur de bois, n'avait pas changé grand-chose à sa situation. Aujourd'hui, ses fils et ses gendres la ravitaillaient en venaison et fourrure, et aussi un voisin qui la courtisait et souhaitait l'épouser. Une veuve n'était pas en peine de se remarier dans ce pays-ci, mais elle préférait attendre. Elle en avait assez bien comme ça, de peuple pendu à ses basques : enfants, petits-enfants, cousins, cousines. Un mari, qu'est-ce que c'est ? Un enfant de plus...
L'heure était matinale.
Finalement, on atteignit le magasin du marquis de Villedavray où celui-ci se plaisait à offrir la plus généreuse hospitalité et Angélique y retrouvait Marguerite Bourgeoys qui déjà triait des pois secs en compagnie des trois ou quatre jeunes filles déplorablement pâles en lesquelles se devinaient sans peine des passagères du Saint-Jean-Baptiste, sans doute les compagnes de la religieuse qui avaient dû obtenir pour elles, le droit de venir à terre à leur tour.
– M. de Peyrac leur a donné l'autorisation, s'empresse de dire Mlle Bourgeoys à Angélique. Paraît-il, il est passé ce matin sur le Saint-Jean-Bavtiste et a assuré chacun que les réparations avançaient et que si l'équipage se comportait bien nous pourrions continuer d'ici peu notre voyage. Puis il a prié mes sœurs de prendre leurs hardes et les a fait conduire ici, afin qu'elles puissent enfin se reposer et se rafraîchir. Ceci en gage de la patience que montrent les passagers.
Angélique voyait que le caractère précis de Joffrey et la façon dont il veillait au moindre détail avaient séduit l'administratrice-née qu'était Mlle Bourgeoys.
Elle lui donna des éclaircissements sur ce qui était arrivé la veille au soir, et comment grâce à ses indications, on avait pu in extrémis sauver les prisonniers du capitaine Dugast.
– Vous pouvez vous vanter, Monsieur, d'avoir de bons et puissants amis, dit Marguerite Bourgeoys en s'adressant à Aristide. Je n'oublierai jamais la diligence avec laquelle Mme de Peyrac s'est portée à votre secours et l'inquiétude qu'elle manifestait a votre propos. Vous devez être un bien honnête homme pour inspirer de telles sympathies, acheva-t-elle en détaillant de son regard perspicace la face aux yeux chassieux d'Aristide Beaumarchand qui, malgré son amendement récent, n'en portait pas moins sur son visage, inscrits de façon indélébile, les stigmates de tous les crimes et malversations qui avaient été son ordinaire avant qu'il ne fût tombé entre les mains des gens du Gouldsboro.
Angélique dit :
– Ne vous y trompez pas, ma Mère, c'est un affreux bandit. La première fois que nous nous sommes rencontrés, nous avons bien failli nous égorger, mais comme vous le voyez nous avons fini par trouver un terrain d'entente.
– J'étais blessé, elle m'a recousu la panse, dit Aristide en commençant à dénouer les aiguillettes de ses chausses. Vous voulez voir ce travail, ma sœur ?...
Mlle Bourgeoys acquiesça. Elle admira la cicatrice.
– C'est extraordinaire ! Eh bien ! Monsieur Beaumarchand, je réitère ce que j'ai dit tout à l'heure, vous êtes un homme bien chanceux d'avoir trouvé une telle hospitalière pour vous sauver au moment où vous veniez de recevoir une si horrible blessure. Qui vous avait porté ce coup ? Une bête sauvage ?
Aristide parut surpris. Il avait oublié. Il jeta un regard à Angélique et il lui parut que ses souvenirs étaient flous et incertains.
– La guerre ! fit-il d'un ton fataliste.
– Et cela vous a assagi à ce que je vois. J'espère que pour tant de bienfaits reçus, vous songez parfois à remercier le Bon Dieu, Aristide ? Mon petit doigt me dit que vous ne faites pas souvent de prières.
– Ça, c'est vrai. Mais Julienne prie pour deux.
– J'ai pris l'habitude avec la duchesse, expliqua Julienne, je ne peux pas m'en empêcher. Quoique je me dise qu'avec la duchesse j'ai fait des prières pour toute ma vie et que je pourrais m'en passer.
Sur ces entrefaites le marquis de Villedavray vint prendre Angélique par le coude.
– Tout arrive à point, déclara-t-il ravi, vous vous souvenez sans doute que je déplorais de ne pas avoir comme vous de page maure. Et voici ce négrillon qui nous tombe du ciel .Avec un habit de satin cramoisi, il sera charmant. Il me portera mon sac, mes cartes, ma bonbonnière. Je vais avoir un succès fou à Québec.
– Mais il appartient au colporteur Élie Kempton ! s'écria Angélique.
– Quoi, à cet Anglais ! Un hérétique ! Qu'est-ce ? riposta Villedavray. Pas de problème ! Je me charge de le faire jeter en prison dès notre arrivée à Québec, ou de le vendre à quelque pieuse famille de Ville-Marie qui se gagnera des « indulgences » à s'occuper de son baptême catholique.
– Baptiser catholique ? Élie Kempton ? répéta Angélique. Vous êtes fou ! Lui, un vrai fils du Connecticut et qui, enfant, a suivi, avec sa famille le révérend Thomas Hooker à travers les Appalaches pour aller fonder Madford ? Vous n'y songez pas !
– Que oui, j'y songe. Je travaille pour le Ciel, moi, et je voudrais bien savoir qui m'en empêchera ? J'aurai le petit Maure.
Il avait l'air tout à fait décidé et Angélique savait que lorsqu'il avait jeté son dévolu sur un objet qui lui plaisait, en l'occurrence le négrillon Timothey, il était capable de tout. Elle s'emporta.
– Non, je vous en empêcherai et sachez que si vous faites cela, je ne vous adresserai plus la parole de ma vie... Ah ! Vous pourrez les attendre longtemps vos soirées au coin de votre poêle de faïence à manger des pommes au caramel...
Le marquis vit que c'était sérieux. Déconcerté, il n'insista pas et il sortit pour aller bouder dehors,
Mlle Bourgeoys avait suivi cette altercation avec intérêt.
– Vous voyez, dit-elle à Angélique, vous n'êtes point en si bon accord avec Notre-Seigneur Jésus et son Église, que vous vous indigniez à la pensée qu'on puisse essayer de sauver une âme dans l'erreur et l'amener à la vraie foi, comme pour cet Anglais prisonnier, qu'il soit du Connecticut ou d'ailleurs. N'êtes-vous pas soucieuse du salut de ces hérétiques égarés ? Surtout lorsqu'il s'agit de personnes à qui vous portez intérêt, je ne vous comprends pas. La vie éternelle a-t-elle si peu de prix à vos yeux ?...
Angélique ne souffla mot. Elle prit le temps de s'asseoir et de commencer à trier les pois à son tour. Lorsqu'elle répondit, ce fut avec réserve.
– Certes, la vie éternelle a son prix, mais n'avons-nous pas à traverser auparavant cette existence avec le souci de la vivre au mieux, en accord avec les humains qui nous entourent ?
– Cela ne veut pas dire que nous acceptions avec une coupable indulgence ceux qui sont dans l'erreur. Ainsi c'est donc vrai, malgré tout, ce qu'on raconte ? Que vous êtes alliée des Anglais et que vous protégez les hérétiques ?
Que répondre à ce qui ressemblait à une accusation ? Comment faire comprendre à Mlle Bourgeoys ce qui se cachait de réalité généreuse derrière ce qu'elle, la religieuse française, considérait comme des actes de rébellion envers Dieu, d'hostilité envers le Roi ?
Elle revit la silhouette d'Abigaël, la petite Élisabeth dans ses bras, au bord du rivage désolé de Gouldsboro. Elle eut envie de parler de cette amie très chère à Mlle Bourgeoys, de la petite Élisabeth, un si beau bébé sage comme une image, de réclamer, de dire : « N'ont-elles pas le droit de vivre ? »
Elle se retint, se contenta d'émettre quelques propos prudents.
– N'exagérez-vous pas les intentions belliqueuses de ces colons protestants de Nouvelle-Angleterre ?... Sur les rivages de l'Acadie, nous avons eu l'occasion de les voir d'assez près. Ce sont plutôt de braves gens pacifiques désireux de cultiver leurs champs en paix...
Mlle Bourgeoys eut une moue dubitative.
– Nous n'avons pas de tels échos par ici. Le père d'Orgeval nous écrit les exactions horribles de ces fourbes contre les Indiens Abénakis et comment ils excitent les Iroquois à rallumer la guerre contre nous.
– C'est plutôt lui qui a rallumé la guerre ! s'écria Angélique.
Son sang ne fit qu'un tour en se rappelant ce qu'elle avait vu à Brunschwick-Falls.
– ... Comment peut-il travestir ainsi les faits ? Croyez-moi, il vous renseigne mal. J'ai vu de mes propres yeux... bien des choses, acheva-t-elle, en se contenant encore.
Elle penchait la tête, essayant de se calmer.
– ... Je suis déçue, reprit-elle. Je savais que ce Jésuite dominait Québec, mais je ne vous aurais pas crue de son parti. Ne m'avez-vous pas dit que Montréal, ce n'est pas Québec ?
– En ce qui concerne le père d'Orgeval, si ! Sachez que le père d'Orgeval est vraiment le père spirituel de la Nouvelle-France.
– C'est un sectaire, oui ! Si vous saviez ce qu'il a tramé contre nous !...
Marguerite Bourgeoys rétorqua assez vivement :
– Quoi qu'il fasse c'est pour le Bien. Il veille sur ses enfants.
Elle avait son caractère.
Angélique fit un nouvel effort pour se contrôler.
– Voulez-vous dire qu'il vous défendrait, vous, ses enfants, des ennemis que nous sommes ? Mais, je vous prie, sur quel critère s'est-il basé pour décider que nous étions vos ennemis ?
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