– Vous me racontez des fariboles !

– Non. Je suis témoin. C'est à Gouldsboro que cela s'est passé. Un coin merveilleux.

– En attendant le père de Vernon est mort et...

– Une autre fois, trancha Villedavray, catégorique. Venez boire ! Il faut faire passer cette mangeaille de coureurs de bois... C'est un peu gras... La chair était plus fine à Gouldsboro. Et ici, le vin manque. Quand je pense qu'il y a à bord de cette patache de Saint-Jean-Baptiste des vins de Bourgogne qui risquent d'être gâtés par l'eau de mer avant d'arriver à Québec. Et pour que ces crapules de Dugast et de Boniface en fassent de l'or sous le manteau... Je trouve M. de Peyrac bien scrupuleux de ne pas s'en emparer, vous ne trouvez pas ?

Chapitre 9

Cette histoire d'ours, le lendemain, faisait le tour du village. Bien sûr, logiquement, cela pouvait tomber sous le sens de raisonner à propos d'une phrase entendue et d'en déduire que des amis que vous croyiez aux antipodes se trouvent en danger, à deux pas de vous, mais entre nous, cela n'arrive quand même pas à tout le monde.

On se racontait l'affaire. On se répétait comment Mme de Peyrac était subitement tombée en souci de ces personnes à l'heure même où des misérables s'apprêtaient à les occire sur le Saint-Jean-Baptiste et comment elle avait mis tout en œuvre, pour voler à leur secours.

Et l'on rappelait alors, en baissant la voix, ce phénomène de « l'appel » qui avait fait que la nuit de Noël, l'an dernier dans son fort du Haut-Kennebec, elle s'était levée de table en disant qu'elle entendait frapper à la porte, alors qu'il n'y avait personne et, grâce à elle, avaient été sauvés ces grands noms de Nouvelle-France : le baron d'Arreboust, le comte de Loménie-Chambord, Cavelier de la Salle et le père Massérat qui étaient en train de mourir dans la neige, non loin de Wapassou.

Il y avait donc du vrai dans les pouvoirs qu'on lui prêtait...

Mais, nonobstant ces réflexions échangées, le renom d'Angélique sortit magnifié de l'aventure.

Un respect un peu émerveillé s'ajoutait à la sympathie qu'elle avait inspirée et le fait que mère Bourgeoys se trouvât mêlée à l'événement achevait de lui conférer cet aspect miraculeux dont le Canada n'était point chiche et qui prouvait aux gens de Tadoussac, d'autre part pas tellement gâtés, qu'ils étaient parfois distingués du haut du ciel par le Seigneur Jésus.

C'est donc dans un climat des plus euphoriques que se déroula la journée du lendemain. Il avait été décidé qu'on resterait au moins quatre ou cinq jours à Tadoussac, sinon la semaine. Les glaces et l'hiver ne risquaient pas de se déclencher brusquement. De grands vols d'oies sauvages passaient encore dans le ciel, ce qui prouvait que les frimas seraient tardifs.

Angélique envisageait avec plaisir cette halte. Après avoir franchi victorieusement l'épreuve de la première prise de contact avec les Canadiens, elle ressentait le besoin de reprendre souffle et d'assurer ses positions. Et puis les gens étaient amusants, intéressants. Elle aimait cette ambiance, moins lourde à soutenir que ne serait Québec, avec le côté mondain et officiel qu'il lui faudrait assumer. Enfin, elle se réjouissait de pouvoir établir des liens d'amitié plus solides avec Mlle Bourgeoys.

Le sauvetage de la veille achevait de lui rendre l'âme légère et de la convaincre comme les Canadiens que les augures lui étaient propices.

Elle savait qu'en réalité, la raison de leur prolongation à Tadoussac tenait à ce qu'un navire de la marine royale, le Maribelle, se trouvait encore retenu à Québec, manifestement pour les attendre.

De toute façon, ce bâtiment serait obligé de reprendre la mer incessamment et contraint de passer sous le front de leurs canons pour poursuivre sa route vers l'Europe.

Or, il n'y avait qu'à jeter un regard sur cette rade où le Saint-Jean-Baptiste bancal, dans lequel se terrait peut-être un envoyé du Roi, se trouvait soigneusement encadré par le Rochelais et le Mont-Désert, tandis que les navires de Barssempuy et de Vanneau surveillaient d'une part, l'entrée du fleuve Saguenay, de l'autre le cap ouvrant la sortie vers l'estuaire du Saint-Laurent, pour comprendre que Joffrey de Peyrac était, pour l'heure, le maître incontesté de Tadoussac.

Elle l'interrogea néanmoins.

– Ce geste de M. de Frontenac de vouloir retenir un navire pour nous... recevoir, ne prouve-t-il pas qu'il est moins notre allié que nous ne le supposons ?

– Je crois surtout qu'il doit composer avec les têtes fanatiques qui l'entourent, entre autre Castel-Morgeat qui est entièrement dévoué au père d'Orgeval et qui est gouverneur militaire, ce qui n'est pas rien. Mais prenons notre temps. Cela permet de laisser à bien des litiges celui de se résoudre.

La chaloupe les amenait tous deux au rivage. Leur attention fut distraite par la vue d'Aristide Beaumarchand et de Julienne qui, sur le port, paraissaient les attendre. Barssempuy les avait accueillis à son bord pour la nuit tandis que Timothey était confié à la bonne Yolande.

Sans doute, remis de leurs émotions, le couple un peu singulier que formait Aristide et Julienne attendait de pied ferme la venue de leurs bienfaiteurs. À quelques pas derrière eux, un cercle de badauds les observait d'un œil curieux.

– Était-ce la peine de nous être donné tant de mal pour trier nos équipages et nos gens d'escorte ? dit Angélique en riant. Nous nous retrouvons affublés de ces deux-là, avec en plus un puritain anglais du Connecticut et son ours endormi. Qu'allons-nous en faire ? Hélas ! ils représentent tout à fait le type « d'indésirables » dont la Nouvelle-France se garde farouchement. Regardez-les !...

En se rapprochant on voyait mieux la dégaine de pirate « marron » d'Aristide, surnommé Ventre-Ouvert depuis qu'Angélique lui avait, à la suite d'une blessure, « recousu la panse » comme il disait2, et l'allure provocante de Julienne qui paraissait toujours proposer ses charmes alors même qu'elle était tout innocemment à attendre la chaloupe aux côtés de son époux.

Dès que l'embarcation qui amenait le comte et la comtesse de Peyrac fut à portée de vue, ils firent de grands signes de bienvenue. Angélique y répondit en agitant la main.

Joffrey de Peyrac abaissa son regard sur elle, qui était assise à ses côtés. Il voyait, en profil perdu, la courbe de sa joue que rosissait le froid du matin, mais il devinait qu'elle ne pouvait s'empêcher de sourire aux démonstrations d'amitié de « ces deux-là », et qu'elle était enchantée de les avoir retrouvés.

– Vous les aimez... dit-il, les malheureux, les misérables, les réprouvés ! Où avez-vous acquis ce talent de vous les attacher, de calmer leurs fureurs secrètes, comme un dompteur réussit par sa seule présence à effacer en un animal sauvage le souvenir de ses rancœurs et de ses alarmes ?

– Je les comprends, fit-elle, j'ai...

Elle allait dire : « j'ai partagé leur vie », mais se contint. C'était là encore un domaine inabordé avec lui : la Cour des Miracles. Alors il aurait pu comprendre où prenait sa source le sentiment qui la liait à une Julienne laquelle lui rappelait la Polak, son amie des bas-fonds de Paris, ou à un Aristide qui évoquait toutes les crapules du monde qu'elle avait rencontrées mais de cette espèce assez fréquente, capable des pires crimes, avec pourtant quelque chose qui peut tourner au brave homme tout à coup.

– Ce sont les « vôtres », dit Peyrac, mais avouez ma chère, qu'ils sont quand même plus suspects que les « miens ».

– Oui, mais plus pittoresques !

Ils riaient, en complices, tandis qu'ils abordaient la plage où les rescapés du Saint-Jean-Baptiste se jetèrent derechef à leurs pieds. Aristide et Julienne étaient comme des enfants. Maintenant qu'ils avaient retrouvé le seigneur de Gouldsboro et dame Angélique, ils ne se préoccupaient plus de leur avenir. Et puisqu'on allait à Québec, eh bien ! eux aussi ils iraient.

– C'est joli par ici, fit Julienne en examinant les alentours avec satisfaction. Ça me rappelle le patelin où je suis née, du côté de Chevreuse.

Joffrey les quitta pour aller rejoindre l'intendant Carlon qui l'attendait un pas plus haut, près de ses marchandises laissées en souffrance.

Angélique décida de présenter à Mlle Bourgeoys, Aristide et Julienne qui lui devaient une part de leur salut. Ils la connaissaient pour l'avoir vue prendre leur défense sur le Saint-Jean-Baptiste, mais les circonstances avaient été peu favorables à des relations plus amicales.

Angélique remonta la côte, suivie de son escorte habituelle de Filles du roi, d'enfants, des deux soldats espagnols ainsi que de quelques hommes qui aidaient les jeunes filles à porter des corbeilles de linge et divers ustensiles, seilles, bassins, corbillons contenant de la pâte de savon car on avait décidé de faire ce matin une grande lessive à terre. Le chat suivait et batifolait autour d'eux.

Au premier degré du village, on croisa Catherine-Gertrude Ganvin qui revenait de la traite matinale avec un fléau de bois sur l'épaule auquel étaient suspendus deux seaux de bois cerclé. Celle-ci dit a Angélique :

– Venez boire un bol de lait... Je sais que vous l'aimez.

– En effet, il est délicieux.

Il y aurait du lait à Québec et du beurre et des œufs, denrées qui leur avaient cruellement manqué durant leur hivernage à Wapassou. Cela restait encore une richesse, presque un luxe de pouvoir en consommer quotidiennement et, dans l'ensemble, chaque famille des villages canadiens se suffisait à elle-même.

Tout en les accompagnant vers l'entrepôt de Villedavray, Catherine-Gertrude racontait que son mari était mort deux ans auparavant de la morsure d'un Iroquois.