– C'était donc vrai qu'on avait été sur le point de le noyer comme un chien.
– C'est le capitaine qui a donné l'ordre, braillèrent les matelots rudement houspillés.
On les ligota après les avoir délestés de leurs couteaux.
Julienne s'était jetée dans les bras de Peyrac et après avoir sangloté bruyamment sur l'étoile de diamant, se précipitait dans ceux d'Angélique.
– Je savais bien que vous viendriez nous sauver. Je le disais à Aristide. Ils viendront...
– Vous voyez comme ils nous ont traités, nous qui sommes d'honnêtes gens, fit Aristide, est-ce que ça n'est pas une honte ?
– Et l'Anglais, le colporteur ? s'inquiéta Angélique, l'ont-ils déjà jeté à l'eau ?...
– Non, il est encore avec son ours dans la cambuse aux chèvres. Il s l'ont mis aux fers.
En traversant la batterie où s'entassaient les passagers, on entrevit quelques figures peureuses. La plupart des voyageurs mis en alerte par le remue-ménage, sur le pont, et les bruits lointains de la fête à terre, ne dormaient pas. Après avoir souffert les mille tourments d'une traversée de près de quatre mois, les calmes plats, l'épidémie, les tempêtes, voici qu'arrivés en Canada, ils se trouvaient tombés dans une histoire de piraterie.
Tout au fond, c'était encore plus irrespirable et fétide, et l'on trouva Kempton enchaîné sur un lit de paille pourrie.
– Ah ! Madame, quel bon vent vous amène, s'écria le colporteur du Connecticut en levant au ciel ses mains chargées de chaînes. Je me désolais vraiment... Surtout à cause de votre paire de chaussures que j'ai terminée. Une merveille. Mais je ne savais comment vous la faire parvenir... et maintenant qu'on m'a volé toute ma marchandise.
– Ces bandits nous ont tout pris, pleurnicha Aristide. Sa cargaison à lui, mon rhum à moi, un rhum exceptionnel, du pur produit de la Jamaïque...
– Où est M. Willoagby ? demandait Angélique tandis que l'on allait chercher le préposé aux clés, afin de délivrer le prisonnier.
– Là ! dit Kempton en désignant la masse de paille à ses côtés.
– Qu'est-ce qu'il a ? Il ne bouge pas. Est-il mort ?
– Non ! Il dort !...
– Mais pourquoi ? Est-il malade ?
– Non, il dort !... Que voulez-vous, Madame, c'est sa nature. On peut obtenir tout ce qu'on veut de cet ours-là, Madame, sauf de l'empêcher de s'endormir aux approches de l'hiver... Si ce navire ne nous avait pas capturés, j'étais en train de le conduire en un lieu où il a un de ses terriers préférés. Ensuite, avec Aristide, nos serions allés relâcher à Terre-Neuve. J'ai là-bas quelques clients qui nous attendaient. Puis nous serions repartis pour la Nouvelle-Écosse... Au printemps, je serais revenu chercher Willoagby, et ensemble nous serions redescendus vers New York. J'ai l'habitude de ces détours... Mais voilà ! le sort en a décidé autrement. Nous sommes emmenés captifs en Nouvelle-France. Ce sont les aléas de la navigation...
Tandis que ces propos s'échangeaient en anglais, un matelot, de mauvaise grâce, était venu ouvrir les chaînes du colporteur, qui se leva, s'étira, se massa les poignets et les chevilles, et après avoir brossé soigneusement son chapeau puritain en pain de sucre, le remit sur sa tête.
– Qu'allons-nous faire ? demanda Angélique qui jetait des regards dubitatifs vers le tas de paille où se devinait la masse énorme de l'ours endormi. Comment le transporter ? Et c'était peut-être dangereux ou malsain de troubler son repos saisonnier.
– En effet, il ne faut pas le déranger, dit Kempton, soucieux, un ours qu'on réveille ne peut pas se rendormir et devient irritable et dangereux.
– Il faut pourtant que vous veniez à terre pour vous restaurer.
– Non ! Non ! dit vivement l'Anglais. Je dois rester ici pour veiller sur mon ami. Ces bandits de Français sont capables de venir l'égorger dans son sommeil, pour en faire du boucan. Déjà, je ne l'ai sauvé qu'à grand-peine et grâce à l'intervention d'une très aimable dame qui, quoique religieuse et papiste notoire, a pris mon parti et ayant quelque influence sur ces brutes a su leur faire entendre raison.
– Nous allons vous envoyer des vivres.
– Oui. Et donnez-moi aussi une arme. Ainsi je serai plus tranquille pour M. Willoagby. Je pourrai le défendre s'ils veulent l'approcher et le tuer dans son sommeil.
– Et où est Timothey ? s'écria Angélique qui n'en finissait plus de rassembler tout son monde.
On retraversa la batterie pour courir à la recherche du négrillon.
Au passage, Joffrey de Peyrac échangea quelques mots avec les religieux qui se trouvaient là et les assura que le navire d'ici peu pourrait poursuivre sa route vers Québec où ils arriveraient sans doute avant lui. Il leur renouvela une fois de plus l'assurance de ses dispositions pacifiques. Le Saint-Jean-Baptiste, dit-il, avait besoin de réparations et son capitaine d'une leçon. Tous en convinrent. Il y avait même un père Jésuite qui ne cacha pas qu'il était à bout.
– J'ai été six fois en Canada, Monsieur. Nul n'ignore que le plus favorable de ces voyages n'en est pas moins un tourment continuel du corps et de l'esprit. Mais aucun ne m'a donné autant de cheveux blancs que celui-là...
Les excès de cette traversée semblaient l'avoir poussé à se départir de la réserve à son ordre. C'était un bel homme à l'air franc et vif. Une partie des passagers étaient à son exemple, assez excités et volubiles avec des yeux dilatés par la fièvre dans leurs visages émaciés, les autres apathiques, cireux, amaigris ou gonflés, tous dans un triste état.
On trouva le négrillon dans la cabine du capitaine occupé à nettoyer des bottes aussi hautes que lui. Dugast était de ces navigateurs, moitié marchands, moitié corsaires qui, lorsqu'on les hélait sur l'océan, arboraient le pavillon de leur maison de commerce, criaient « Malouin » et passaient sous la protection de leur insolence.
Pour lors, il paraissait en aussi piteux état que sa misérable cargaison de matelots et de voyageurs. Assez gras pourtant, mais bouffi, l'œil atone. Le regard qu'il leva sur Peyrac était presque celui d'un agonisant. Sa faiblesse était telle qu'ayant voulu se lever de sa couchette où il était à demi vautré il retomba lourdement. Ils comprirent la raison de son état en découvrant à ses côtés une fiasque de verre noir à long col qui laissait échapper une odeur d'alcool à foudroyer les mouches.
– Du rhum ! fit Barssempuy après avoir flairé le goulot. Mais quel rhum ! le plus affreux tafia qu'il m'ait été donné de rencontrer dans ma carrière de flibustier et pourtant... J'ai goûté de tous les rhums sous le soleil !
Angélique ne s'y trompa pas.
– Ce doit être le rhum d'Aristide. Apparemment, le capitaine avait voulu tâter du butin découvert sur la barque razziée et il en était sévèrement puni. Entre l'ours qui avait failli le dévorer, ce rhum virulent, son. fabricant qui lui avait joué aux dés ses dernières couronnes, la femme qui avait achevé la déliquescence de son équipage, l'affaire pour lui se révélait perdante. Et voici qu'un pirate, à Tadoussac, le tenait à merci et venait lui demander des comptes pour avoir voulu nover cette vermine.
On le laissa cuver son rhum et ses rancœurs et on lui enleva Timothey qui était tout transi. Le pauvre petit négrillon faisait pitié. Angélique l'enveloppa dans son manteau. Après avoir de nouveau assuré Kempton qu'on allait lui envoyer de la nourriture et qu'on prendrait soin de son petit serviteur noir, les rescapés furent conduits à terre.
Le feu d'artifice donna, à leur retour, les apparences d'un accueil triomphal.
– N'empêche que c'était juste ! commentait Aristide. Je l'avais déjà, la pierre au cou.
Une pierre au cou ! Une pierre au cou ! les berges du fleuve devaient avoir quelques secrets à raconter malgré sa brève histoire. Le bruit des rames frappant doucement l'eau noire, ramenait ses occupants vers la vie et la lumière.
Sans Julienne, nous étions perdus. C'est un trésor cette fille-là ! Elle nous a sauvés.
– Comment cela ?
– Ben oui ! Elle est si belle fille, que ces teigneux ont voulu se la payer avant de la f... à la flotte. Lui ont délié ses liens et le bâillon. Alors, vous avez vu le beau charivari ! Elle se laisse pas faire comme ça, Julienne. Et ça vous a donné le temps d'arriver ! Nous, nous avons Dieu avec nous, je l'ai toujours dit.
– Je savais que vous alliez venir, Madame, disait Julienne en baisant les mains d'Angélique. Je priais tout le temps la Sainte Vierge pour que vous arriviez.
Les pauvres gens ne savaient pas encore combien leur sauvetage n'avait tenu qu'à un fil.
Arrivés sur la berge on les fit approcher du feu. On leur apporta du ragoût de chevreuil, de la saga-mité, des fromages et du bon cidre. On vint les regarder avec beaucoup de curiosité. Les gens étaient un peu éméchés par les libations et l'alcool de sureau du curé. L'histoire qui passait de bouche en bouche s'amplifiait de détails divers où la Sainte Vierge avait sa part car Julienne répétait entre chaque bouchée : « Heureusement que j'ai prié la Sainte Vierge », ce qui attendrissait l'assemblée.
Comme on parlait beaucoup de l'ours, l'intendant Carlon s'informa :
– Est-ce que c'est l'ours qui a tué le père de Vernon ?
– Je vous ai déjà dit qu'il n'a pas été tué par un ours, lui lança Villedavray.
– Alors par qui ?
– Peu importe ! Je vous raconterai cela une autre fois. Mais sachez qu'avec l'ours, il s'est seulement battu.
– Battu ! Avec un ours ?
– Oui ! J'étais là. J'ai assisté à la scène. C'était grandiose. C'est lui qui a gagné.
– Qui cela ?
– Le Jésuite.
– Quoi ?
– Mais on a fait croire à l'ours que c'était lui pour qu'il ne se vexe pas. C'est un ours très sensible. Ah ! Ce cher Willoagby !
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