– Celle qui se fait appeler la comtesse de Peyrac et qu'on m'a dit être ici il y a un instant encore.

– En effet, je suis là, réitéra Angélique s'avançant vers lui derechef.

Cette fois, il la regarda mieux, mais ce fut pour éclater de nouveau en imprécations.

– Assez !... Vous vous moquez de moi.

– Comment cela ?

– Vous vous moquez tous de moi. C'est intolérable ! Que se passe-t-il ?... Les gens perdent la tête ! On me manque de respect, on me nargue, on passe outre à mes conseils et à mes avertissements...

Redressé dans une attitude théâtrale, il cria à la cantonade.

– ... Je demande à voir la comtesse de Peyrac !...

– Eh bien ! regardez-la, cria Angélique à son tour : c'est moi !

Elle ajouta, le voyant ahuri :

– ... Je suis la comtesse de Peyrac ne vous déplaise, Messire. Regardez-moi une bonne fois et ayez l'obligeance de me dire ensuite ce que vous voulez, par la fin.

Son interlocuteur passa par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Jamais on ne vit homme plus déconcerté. Son visage exprima les nuances de la surprise, du doute, de l'atterrement et de l'effroi pour revenir au doute et à la consternation.

Angélique l'acheva en ajouta avec hauteur :

– ... Et, de plus, qui êtes-vous, Monsieur ? Vous me réclamez à cor et à cri, et vous ne m'avez même pas été présenté...

L'autre eut un sursaut et, en désespoir de cause, s'en prit au commis. Il l'attrapa par le collet et le secouant :

– Imbécile ! Tu ne pouvais pas me prévenir plus tôt au lieu de me laisser me ridiculiser...

– Ne parlez pas ainsi à mon commis, s'écria Villedavray en s'élançant. De quel droit le molestez-vous ?

– Ah ! Vous, maintenant, monsieur le gouverneur d'Acadie ! Je ne m'étonne plus que les choses tournent à la saturnale !

– Saturnale ! Répétez !

Tout à coup Angélique aperçut Joffrey sur le seuil. Il était masqué.

Il venait de surgir à sa façon, sans qu'on l'eût entendu venir, et au moment où l'attente de sa présence étant rompue, un subit incident détournait de lui les esprits. Il avait l'art de l'apparition. Il s'arrangeait pour que sa vue provoquât un choc, on retenait un cri, on se demandait s'il venait de sortir de terre et, dans ce premier moment de trouble, les détails de sa mise recherchée sautaient aux yeux, accrochaient les regards. Un détail distrayait, empêchait l'auditoire de se ressaisir, laissant ainsi au maître du Gouldsboro le temps de prendre la situation bien en main.

Aujourd'hui, c'était ce masque qui frappait l'attention et puis dans sa tenue, une étoile de diamant d'une beauté sans pareille supportée à son cou par un large ruban de soie blanche et qui étincelait sur son pourpoint de taffetas noir bleu-nuit, travaillé de minuscules broderies d'argent. Un diamant de même grosseur ornait la poignée de son épée. À part cela, il y avait dans le reste de sa mise une simplicité qui le rapprochait de la mode anglaise, ce qui n'était pas sans causer une obscure inquiétude aux gens du lieu qui avaient vu, une génération auparavant, l'Anglais à Tadoussac, une occupation de plusieurs années par l'ennemi.

Par contre, on ne pouvait le confondre avec les seigneurs français, harnachés de plumes et de dentelles, de souliers à boucles et de gilets brodés. En fait, il répondait à l'image attendue de l'étranger, du corsaire, n'obéissant à aucun prince, à aucune loi et dont la richesse fabuleuse venue des Caraïbes, atteignait aujourd'hui l'Amérique du Nord.

Tel quel, il apportait au lointain et polaire Canada, bâti d'obscurs sacrifices paysans, pays de bois dépourvu de ces richesses minières qui avaient fait l'Eldorado des conquistadores, il lui apportait aujourd'hui, dans ces brumes hostiles, sur ses rives austères, l'image d'un de ces éclatants personnages dont parfois les matelots qui avaient beaucoup voyagé, ou les Acadiens qui les connaissaient mieux, évoquaient les exploits : les flibustiers. On grandissait aux veillées le nombre de leurs faits d'armes, de leurs richesses, ou de leurs crimes. On ne s'imaginait pas qu'on en verrait un, ici même, et parmi les plus réputés.

Tout à coup, il était là, sur le seuil, arrivé avec sa suite au-dehors, sans qu'on l'entende avec tous ces cris qu'on poussait à l'intérieur. Et, naturellement, il laissait passer devant lui, galamment, la pâle épouse effacée du fonctionnaire royal qu'il avait dû trouver abandonnée sur le seuil. À son sourire charmeur, on devinait qu'il devait lui débiter toutes sortes d'amabilités et il était probable qu'elle n'en avait jamais tant entendu de sa vie, car elle levait sur lui des regards de brebis effarée qui ensuite se portaient sur son époux se colletant avec Villedavray, et qui, tous deux, continuaient de vider leur querelle.

– Si vous ne vous obstiniez pas à loger de l'autre côté du Saguenay, vous auriez pu vous trouver là quand ont débarqué ces prétendus pirates, ce matin, dont je faisais partie, je vous en avertis, et l'on vous aurait présenté à Mme de Peyrac, disait Villedavray.

– Vous savez bien que l'air est meilleur là-bas, à la ferme du Haut-Clocher, pour la santé de ma femme.

– Alors ne vous plaignez pas d'arriver toujours en retard quand il se passe quelque chose sur votre juridiction.

Le marquis se tourna vers Angélique :

– Chère amie, permettez-moi de vous présenter le sieur Ducrest de Lamotte.

Il enchaîna, apercevant à son tour Joffrey :

– ... Et voici son époux, M. de Peyrac dont la flotte bat pavillon devant Tadoussac.

Apercevant son épouse près de cette sombre silhouette de condottiere masqué, le sieur Ducrest de Lamotte subit le second choc de sa journée. Son regard égaré allait de la tenue modeste d'Angélique à ce nouveau venu qui, lui, s'annonçait sans ambages comme un conquérant portant panache, solidement escorté de gens en armes. La cuirasse et les casques des Espagnols qui lui servaient de garde particulière en prenaient un éclat plus redoutable soudain.

Ce qui acheva de le terrifier, ce fut de voir sa pauvre femme introduite par Joffrey de Peyrac, qui lui disait :

– Ne restez pas ainsi dehors, madame. Puisque la compagnie se tient céans, entrez vous asseoir avec nous, je vous prie.

Dans un éclair il se représenta la malheureuse, déjà de santé si précaire, servant d'otage ou de bouclier à un cruel barbare de l'espèce des Morgan ou de l'Olonais, pirates réputés des mers chaudes.

Il s'écria :

– Monsieur, je vous en prie, ne lui faites point de mal. Je me rends, voici mon épée...

Chapitre 7

Peyrac dédaigna l'arme tendue.

– Monsieur, vous vous méprenez. Je n'ai que faire de votre brave épée. Remettez-la au fourreau et qu'elle y reste pour longtemps, c'est mon plus cher souhait. Sachez que je relâche en ami à Tadoussac, étant l'invité à Québec de M. de Frontenac, votre gouverneur. Voici au plus, M. Carlon, qui est mon hôte à bord du Gouldsboro et qui vous confirmera la pureté de mes intentions.

– Monsieur l'Intendant... balbutia Ducrest, se découvrant devant Carlon qui entrait à son tour.

Carlon était furieux mais pour une autre raison que celle de se voir présenter d'emblée comme un allié du comte de Peyrac. Cette histoire de chargement l'avait mis hors de lui.

– J'ai vu que mes chargements de planches, de mâts, de barils de blé et d'huile de loup marin et d'anguilles salées traînaient encore sur le port... Que signifie cela ! Vous saviez bien que c'était en partance pour la France...

– Les navires n'ont pas voulu s'en charger...

– Dites plutôt que vous étiez je ne sais où, le jour où ils sont passés.

– Vous aussi, vous n'étiez pas là, monsieur l'intendant, se rebiffa Ducrest, et vous m'aviez promis d'être présent pour le chargement du fret dès octobre...

– Je sais... J'ai été retenu en Acadie... des ennuis sans nombre et j'arrive ici, je trouve toute la marchandise amassée, qui se prépare à passer l'hiver sous la neige...

– Aussi bien, ne désespérez pas, Monsieur. Tous les navires n'ont pas encore fait voile vers l'Europe.

– Folie ! Ils veulent se faire éventrer par les glaces.

Le Maribelle a été retenu. On avait entendu dire, on craignait que... une flotte pirate... et c'est un navire du Roi armé de trente canons.

L'intendant se laissa tomber sur un banc avec un geste qui signifiait que tous ces détails étaient piqûres de mouches à côté de la situation qu'il était obligé d'assumer.

– Sottises ! répéta-t-il, ce navire sera sacrifié pour rien, M. de Peyrac s'amène sous Québec avec cinq bâtiments qui totalisent bien plus de trente canons.

Je croyais que vous répondiez de ses intentions, chuchota le fonctionnaire effrayé.

– Qu'est-ce que je peux faire d'autre ?...

– Allons, ne me désavouez pas, cher ami, s'écria gaiement Peyrac. Je vous l'ai dit, je suis prêt à vous racheter votre cargaison. J'en ferai usage pour l'entretien de mes hommes et de mes équipages. Car je ne veux demander à la Nouvelle-France que l'hospitalité du cœur.

– N'empêche que ce matin vous avez arraisonné, sans scrupules, un bâtiment de commerce français.

– Le Saint-Jean-Baptiste ? Parlons-en, s'écria Villedavray se mêlant à la conversation. Vous savez comme moi que René Dugast est le plus sacré filou auquel on puisse avoir affaire et qu'avec Boniface Goufarel à Québec, la moitié de ses marchandises vous serait passée sous le nez. Remerciez plutôt M. de Peyrac de vous avoir permis de perquisitionner à son bord. Je suis sûr que vous ne vous êtes pas privé d'aller y regarder de tout près et que vous pourrez ainsi l'épingler avant que tous ses trésors, parfums de Paris, liqueurs précieuses, se vendent sous le manteau et à votre barbe par les soins de ce vieux madré de Boniface et de sa femme Janine Goufarel. Monsieur l'intendant, si vous percevez vos taxes de douane cette année, croyez-moi ce sera grâce à...