– Quelqu'un s'est énervé sur ce navire de malheur. Nous l'entourions et allions nous présenter et lui proposer notre aide, lorsqu'il nous a envoyé une bordée destinée à nos œuvres vives et que nous n'avons évitée que de justesse. Notre prise de contact a donc été plus rude que prévu. Ont-ils voulu voir dans notre intervention des intentions malveillantes ? Ou bien le capitaine, malgré son navire en péril, préférait-il couler que se faire appréhender ? C'est une brute ivrogne ou malade, je ne sais, mais on n'a rien pu en tirer. Les voyageurs de l'entrepont, des immigrants, sont dans un triste état. Le tiers de ceux qui se sont embarqués sont morts au cours de la traversée...

– Pourquoi ce navire arrive-t-il à une si mauvaise saison ?

– Il s'est trouvé parmi les derniers à quitter l'Europe. Avec de la chance, il aurait pu faire l'aller et retour. Mais il n'en a pas eu : tempêtes, calmes plats, avaries... D'après ce que quelques hommes du bord nous ont dit... Mais ils sont plutôt farouches.

Villedavray s'approchait.

– On raconte qu'il a dans ses cales des tonneaux de vin français, du bourgogne de la plus haute qualité !

– Vous voici déjà bien informé, monsieur le marquis, dit d'Urville en souriant.

– J'espère que M. de Peyrac s'en est emparé ?

– Certes non ! M. de Peyrac désirait arraisonner ce navire avant de le laisser continuer vers Québec afin d'inspecter ses possibilités d'armement et de ne pas risquer de se trouver devant un bâtiment adverse sous les murs de la ville. Mais il ne tient pas à laisser accréditer la réputation de pirate qu'on lui prête trop volontiers.

– Il a tort, trancha Villedavray. Moi, à sa place, je n'hésiterais pas. Du vin de Bourgogne et même de la région de Beaune, paraît-il... C'est criminel...

Il prit aussitôt un air méditatif.

Angélique désirait regagner le Gouldsboro afin de joindre Joffrey de Peyrac et commenter avec lui cette matinée d'arrivée un peu mouvementée mais qui ne paraissait pas trop mal engagée.

Elle prit congé de ceux qui l'avaient si bien accueillie, particulièrement de la Canadienne Catherine-Gertrude Ganvin qui paraissait être, la forte poigne du village, et promit de revenir dans l'après-midi.

À bord, son mari lui confirma ce que le comte d'Urville lui avait déjà raconté. Malgré sa situation précaire, le navire rouennais qui se prénommait pieusement : le Saint-Jean-Baptiste, s'était montré franchement hostile, ce qui à la rigueur pouvait se comprendre lorsqu'il s'était vu environné par une flotte étrangère le contraignant à mettre en panne et à se faire reconnaître. Mais l'impression de Joffrey était que l'arrivée de ce navire pouvait leur causer préjudice à Tadoussac et il avait pris prétexte du mauvais accueil qui lui avait été fait pour se montrer sévère.

– J'ai consigné l'équipage avec interdiction de se rendre à terre sous aucun prétexte. Ils pourraient nous nuire auprès des gens de Tadoussac et puisque nous voici bons amis, inutile de gâcher la situation. – Seulement, dans l'après-midi, j'autoriserai une escouade à venir chercher de l'eau sous bonne garde et peut-être quelques femmes ou enfants malades parmi les passagers dont la situation est pitoyable. De plus, j'ai laissé à bord des charpentiers et des ouvriers qui doivent les aider à réparer leurs avaries mais, bien armées, les surveiller en même temps, et j'ai prévenu le capitaine qu'il demeurait sous le feu de mes canons.

– Pourquoi a-t-il tiré ?

– Il n'en sait rien lui-même. Il est complètement abruti par l'alcool. Ce n'est peut-être pas lui qui a pris cette initiative.

Angélique devina qu'il y avait quelque chose qu'on ne lui disait pas. Et elle fixa sur Peyrac un regard insistant et interrogateur. Il hocha la tête et parut hésitant.

– Ce ne sont que des bruits qui courent, se décida-t-il, mais il paraît qu'il y aurait à bord un représentant du Roi, chargé de mission à la fois officielle et secrète, un personnage très haut placé, un envoyé direct de la Cour. Il se peut que ce soit lui qui ait donné l'ordre de tirer.

– Et qui est-il ? Quel est son nom ?... interrogea vivement Angélique.

Elle partageait l'opinion inexprimée de Peyrac, que ce messager spécial de la Cour pouvait peut-être apporter des ordres à leur sujet. Auquel cas il était politique en effet de le prendre de vitesse et de l'empêcher d'arriver à Québec avant eux.

Mais Joffrey calma son imagination...

– Peut-être n'existe-t-il seulement pas ? Ce ne sont que des bruits, des allusions, lorsque j'ai essayé d'obtenir la liste des passagers afin de me faire une idée exacte de qui se trouvait à bord. Ni noms ni précisions. Tout d'abord les hommes étaient hostiles. Si cet envoyé du Roi existe, il semble qu'il les ait payés pour ne pas révéler sa présence à bord.

– Il doit craindre que vous le capturiez pour obtenir rançon.

– Cela a été aussi mon impression.

– Mais il fallait fouiller le navire de fond en comble, forcer les portes des cabines, l'obliger à se découvrir...

Joffrey de Peyrac sourit.

– Tout doux ! vous êtes comme notre bouillant marquis qui voit partout force de loi et ne se gênerait pas d'agir en parfait flibustier. Mais mon dessein n'est pas de me faire passer pour tel dans ce pays. Je veux, au plus haut point, rassurer, ne pas effrayer, ni attirer la critique par des exactions injustifiées en apparence. Donc, pour l'instant, si telle est la vérité qu'il y ait à bord du Saint-Jean-Baptiste un envoyé de Versailles, je le laisse à son incognito. Il ne peut en rien nous nuire, surtout s'il ne veut pas se montrer. Nous ne serons que plus libres de nos mouvements pendant cette escale.

– Combien de temps pensez-vous que nous allons demeurer à Tadoussac ?

Le comte de Peyrac répondit d'une façon évasive et elle eut encore l'impression qu'il ne lui disait pas tout.

Dans l'après-midi elle retourna à terre avec les enfants.

Chapitre 4

Elle y arriva au moment où M. d'Urville disposait une double rangée d'hommes armés sur la plage.

– Quelle garde préparez-vous là ?

– Le Saint-Jean-Baptiste envoie une corvée pour l'aiguade. J'ai l'ordre de les surveiller de très près.

Un canot aborda, apportant des matelots du navire endommagé.

Ils avaient une mine patibulaire, soit qu'ils fussent réellement gens de sac et de corde, soit que les aléas de la traversée les eussent réduits à l'état de bêtes exténuées. Ils étaient maigres à faire peur, hâves et déguenillés. Ils juraient d'une voix rauque et commencèrent à débarquer leurs bailles et leurs barriques vides en regardant sans aménité autour d'eux, cherchant visiblement occasion de querelle. Les gens du Gouldsboro les houspillèrent et ils se décidèrent à monter vers la source qui coulait à quelques pas de là, dans une excavation aménagée en bassin de pierre. De leur côté, les habitants de Tadoussac accourant en curieux ne leur faisaient pas chaud accueil. Ce bâtiment leur était connu comme de ceux qui amènent toutes sortes d'ennuis, causent des désordres à l'escale et payent mal. Les hommes d'Urville les escortèrent jusqu'à la fontaine pour éviter les incidents.

Cependant, une femme, à la suite des matelots, était descendue elle aussi du canot. Elle était pauvrement vêtue de noir et semblait âgée mais vigoureuse, accoutumée sans nul doute à se débrouiller seule, en toutes circonstances car, sans réclamer l'aide d'un homme pour la porter au rivage, elle s'était laissé glisser dans l'eau, retroussant ses cottes d'une main, tandis qu'elle portait de l'autre bras un enfant.

Ses gros souliers pendus autour de son cou par leurs lacets noués, elle gagna la plage et s'y assit ensuite à même le sable, afin de se rechausser avec patience.

Elle avait posé l'enfant à ses côtés. Il demeurait inerte. Cette scène rappela à Angélique le débarquement de la Bienfaitrice tenant le petit Pierre dans ses bras, mais c'était comme une imitation grise et miséreuse, sans éclat, discrète, anonyme.

La femme avait un teint terreux. Le bord de ses yeux était rouge, sous l'effet d'une irritation causée sans doute par l'air salin. Des mèches de cheveux gris sortaient de son fichu de faille noire qu'elle tenait serré par-dessus une coiffe de linge blanc assez défraîchie. Avant de se relever, elle s'évertua de ranger sa coiffure dans un souci de décence. Puis elle se redressa subitement d'un mouvement alerte et Angélique vit qu'elle n'était pas tellement âgée. La femme reprit l'enfant dans ses bras et commença à monter la grève.

D'Urville s'interposa :

– Madame ! fit-il avec courtoisie. Qui êtes-vous et que faites-vous ici ? J'ai ordre de ne permettre à aucun des passagers du Saint-Jean-Baptiste de mettre pied à terre avant que M. de Peyrac n'en ait donné l'ordre exprès.

La femme leva sur lui des yeux tranquilles mais dont on n'aurait pu dire la couleur tant ils semblaient délavés par l'anémie.

– M. de Peyrac, dites-vous ? Est-ce du pirate qui nous a arraisonnés ce matin que vous parlez ? Alors, dans ce cas, je puis vous confirmer que c'est lui-même qui m'a accordé permission de me rendre à terre afin de pouvoir soigner cet enfant mourant. Nous manquons de tout à bord...

La voix était claire et sympathique, vigoureuse même, plus jeune que ne l'annonçait la silhouette épuisée.

Un des hommes du Gouldsboro qui avait accompagné l'embarcation approuva les déclarations de la passagère et remit à M. d'Urville un billet où le gentilhomme put reconnaître l'écriture et la signature du comte. Après avoir lu, il approuva.

– Tout est en ordre. Vous pouvez aller, Madame, et vous rafraîchir comme il vous plaira.