– Lorsque je reviens d'Acadie, je préfère déposer une partie de mes marchandises ici et ensuite les faire parvenir en douceur à Québec. Vous comprenez... À notre époque, on taxe à tort et à travers, n'importe qui et n'importe quoi. Il ne vaudrait pas la peine que j'aille toucher mes redevances d'Acadie – au prix de quels dangers, vous avez pu le constater – pour que cela fonde comme beurre au soleil et aille s'engouffrer dans je ne sais quel budget déraisonnable.
– Et M. Carlon, est-il au courant ?
– Sans doute, mais ce sont des détails dont il n'a guère le temps de s'occuper. M. le commis de la Compagnie du Nord, que vous voyez là, me prête main et nom, et son supérieur direct, M. Ducrest, qui se croit le roi de Tadoussac, n'y a jamais vu que du feu. Quelle belle vue nous avons d'ici, n'est-ce pas ? Mais, à Québec, de ma petite maison où je vous installerai, c'est encore plus beau... Ah ! J'aperçois quelques voiles dans le lointain. La flotte de M. de Peyrac, sans doute, qui manœuvre.
L'entrepôt du marquis avait été ouvert dès son arrivée. Il comptait bien y recevoir Angélique. De sorte qu'en entrant ils trouvèrent le chat installé sur la table comme chez lui.
– Oui, il a débarqué ce matin avec moi, dit Villedavray, ravi. Il m'est très attaché.
Un feu avait été allumé sur les pierres plates du foyer.
La population qui les avait suivis se bouscula pour entrer dans la place, enfants et chiens indiens en tête.
– Allons ne nous bousculons pas, disait le marquis, très content de sa popularité. Vous les avez conquis, ajouta-t-il pour Angélique.
La femme qui avait proposé de la bière, revenait avec un pichet de terre vernissé rempli d'un lait tiède et crémeux, suivie de ses filles et belles-filles portant des œufs, du pain. Angélique et les enfants prirent place sur un banc près du feu. Le chat tenait tête à des chiens qui venaient de le découvrir.
– C'est le chat de Mme de Peyrac, s'écria Villedavray, dramatique, ne lui faites aucun mal.
On rossa les chiens et on les jeta dehors. Les femmes présentes proposaient de battre un œuf dans le lait pour les enfants de Mme de Peyrac. On les trouvait bien beaux, ces enfants. On s'exclamait sur la mine joufflue de Chérubin, sur les beaux cheveux d'Honorine et les regards masculins commençaient à se tourner avec intérêt vers les jeunes filles qui faisaient escorte à Angélique. Le bruit courait qu'elles étaient Filles du roi. D'où venaient-elles ? De Paris ? De province ? Qui s'était chargé de leur voyage ? Venaient-elles trouver un mari en Canada ?
– Hélas ! s'ils savaient que nous sommes sans dot, soupirait Henriette à l'oreille de Jeanne Michaud.
De tout ce qu'elles avaient enduré, c'était ce qui les chagrinait le plus : la perte de leur cassette royale. Sans dot, qui voudrait d'elles en Canada. Il leur faudrait se louer comme servante, et thésauriser pendant des années avant de trouver la possibilité, soit de s'établir décemment, soit de retourner en France. Mais le moment n'était pas aux idées grises, car on avait amené en plus de la bière, du cidre, et aussi quelques flacons de solides alcools, certains plus limpides que le diamant, d'autres plus ambrés que la topaze.
– Oui, ça il faut le reconnaître... nous avons de bonnes boissons chez nous ! commenta le commis, que l'équipage du Gouldsboro, largement abreuvé, félicitait avec un enthousiasme qui montait d'un degré à chaque rasade versée dans des petites tasses en terre, venues tout droit de la Normandie ou du Perche. Et notre curé est très fort pour l'alambic. C'est pourquoi vous ne l'avez pas vu.
On avait apporté aussi une grande roue de pain de froment, des mottes de beurre et des confitures.
– Ces gens-là sont charmants, n'est-ce pas ? dit Villedavray, attendri. Ne vous avais-je pas prévenue ?
Charmant n'était peut-être pas à vrai dire le mot qui convenait à ces Canadiens du terroir. L'adversité, la dure vie primitive, la lutte contre l'Iroquois et l'hiver avaient façonné une race rude, solidement charpentée, tour à tour taciturne et exubérante, mais c'était, dans un certain sens, des gens paisibles, enclins à offrir une franche et honnête hospitalité.
En somme il régnait ici, malgré la bannière fleur-delysée, une atmosphère de port franc, un peu analogue à celle des censives d'Acadie. La juridiction était française, mais les fonctionnaires étaient plus souvent à Québec où ils s'installaient avec leurs familles plutôt qu'à résider dans ce bourg de pêcheurs et de paysans.
On les méprisait un peu et ils n'avaient pas grand pouvoir. Les vrais maîtres étaient les représentants des compagnies de commerce et surtout de la fourrure.
Angélique se remémora ses doutes et ses craintes, sa peur de la veille, et s'étonna de voir avec quelle facilité les événements avaient tourné à leur avantage.
– Alors vous voici rassurée ? Que vous avais-je dit, l'apostropha Villedavray. Eh bien ! croyez-moi, à Québec, il en sera de même. Savez-vous pourquoi ? Parce que les Français sont les plus grands badauds du monde. Et VOUS VOIR ! Qui voudrait se priver d'un pareil spectacle ? La vérité ! la voici : les gens sont enchantés de votre venue... Sur ces mots, on entendit un coup de canon.
Chapitre 3
Cette fois, c'était un vrai coup de canon.
– Ce n'est rien ! Ce n'est rien ! s'écria le marquis de Villedavray en se précipitant aussitôt dehors.
Il brandit sa lorgnette et se la fixa à l'œil.
– Ce n'est que M. de Peyrac qui est en train de porter secours à ce navire en perdition qui nous suivait.
– Alors, pourquoi tire-t-on du canon ?
Tous, maintenant, rassemblés sur l'esplanade, devant l'entrepôt, fixaient leurs regards sur l'horizon brumeux. On ne voyait guère, même pour les regards exercés des marins. Seul, Villedavray pouvait commenter ce qui se tramait là-bas.
On distinguait seulement, par moments, la blancheur des voiles, évoluant avec cette lenteur des manœuvres qui se déroulent dans le lointain.
Il y eut à nouveau un éclair puis l'écho assourdi d'une explosion.
– Ça a l'air de se gâter !
– Bizarre, c'est le navire en perdition qui tire, informa Villedavray.
– Voilà qui est étrange !
La main en auvent, pour mieux aiguiser la vision, chacun se concentrait, cherchant à déchiffrer l'énigme qu'offrait au loin le rassemblement des vaisseaux.
C'était vraiment flou et l'on ne saurait avant longtemps ce qui s'était passé car rien n'est plus lent que toutes les affaires de mer. Il faudrait se contenter pour sa patience des évolutions de toutes ces taches blanchâtres agglomérées, s'amenuisant ou surgissant tour à tour et s'agrandissant, pour disparaître à nouveau.
Enfin quelqu'un s'écria :
– Ils viennent à nous !...
En effet les voiles déployées des navires étaient maintenant très visibles et l'on pouvait les dénombrer. C'était le signe qu'ils mettaient le cap vers le port.
Par la suite, tout alla très vite. Le blanc et dodelinant troupeau grandit à vue d'œil et vers l'heure de midi, comme le soleil était à son zénith, la flotte du comte de Peyrac – moins le Gouldsboro qui était resté en rade – escortant le bâtiment français, poussif et donnant de la gîte à croire qu'il allait se coucher sur le flanc d'un instant à l'autre, entra dans la rade de Tadoussac.
Le petit yacht Le Rochelais que commandait Cantor servait de pilote au navire prisonnier, le tirant au bout d'un filin.
Angélique essayait d'apercevoir sur les ponts de l'un des bâtiments, la silhouette de Joffrey, mais elle ne distinguait rien et malgré tout, elle se sentait inquiète. Les gens aussi étaient silencieux. Y avait-il eu acte de guerre et de la part de qui contre qui ?
Puis on entendit le bruit des chaînes filant dans l'eau claire. Déjà des embarcations et canots s'élançaient, des navires faisant force rames vers le rivage, tandis que des canoës indiens partis de la plage, au contraire, se collaient comme des tiques au flanc du bâtiment français pour proposer des fourrures et réclamer de l'alcool.
Angélique, regardant l'épave à quelques encablures autour de laquelle s'agitaient les flottilles, se demandait si Joffrey avait « aidé » ou capturé le navire français.
La réflexion d'Adhémar lui revint : et si la duchesse était à bord ? Malgré elle, elle se sentit pâlir-Autour d'elle, les Canadiens de Tadoussac recommençaient à s'animer. Il ressortait de leurs propos une nette propension à ne pas vouloir prendre parti.
La belle tenue des navires qui, au soleil levant, s'étaient présentés devant Tadoussac, avait favorablement impressionné la population. Par contre, la suspicion populaire se portait sur le bâtiment de commerce français endommagé que le comte de Peyrac avait ramené sur Tadoussac et tout à coup quelqu'un s'écria :
– Mais c'est le Saint-Jean-Baptiste, le rafiot de cette crapule de René Dugast de Rouen. Comment se fait-il qu'il arrive si tard... Il ne pourra s'en retourner...
– Que n'a-t-il coulé tout à fait... Ne nous amène toujours que du mauvais monde.
– Et l'occasion pour le sieur Gonfarel de Québec de s'enrichir encore.
– C'est-y le Dugast qui est encore capitaine ? Pas étonnant qu'il ait tiré du canon ! Préférait couler avec sa cargaison que de voir quelqu'un y mettre le nez... Avec tout ce qu'il trafique...
On descendit jusqu'au port et Angélique s'y trouvait au moment où le comte d'Urville abordait avec un nouveau contingent d'équipage. À son habitude, le joyeux d'Urville ne paraissait pas soucieux, mais plutôt affairé. Il salua de loin Angélique d'un air de connivence.
– Que se passe-t-il ? lui demanda-t-elle en le rejoignant. Pourquoi a-t-on tiré du canon ?
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