Sur les injonctions du vieux Carillon traduites par les mouvements impératifs de ses longs doigts osseux, Bel-œil expliqua que – d'accord – il commencerait par viser le centre de la peau tendue puis ensuite il abattrait une plume du pourtour.
Il tira. Le trou qui traversa la cible n'était pas tout à fait centré, mais à cette distance, c'était déjà une belle performance. Puis, après avoir rechargé et visé longtemps, il toucha la plume comme annoncé.
Angélique ensuite lui demanda de l'assister pendant qu'à son tour elle chargeait le mousquet. Elle sentait que le jeune coureur de bois l'examinait avec curiosité, cela ne lui était jamais arrivé d'aider une dame nantie d'aussi belles mains à charger un lourd mousquet comme celui-là. La dextérité d'Angélique, tandis qu'elle nettoyait le canon, versait la poudre, refermait le bassinet, lui fit hocher la tête avec une mimique approbative. Elle demanda quelques précisions pour la mise à feu par la mèche dont elle avait perdu l'habitude, mais il put voir qu'elle s'y connaissait.
Parmi les spectateurs on aurait entendu voler une mouche et même les bruits habituels du village s'estompaient. En fait, chacun était devenu sourd à tout bruit qui ne relevait pas du spectacle passionnant auquel on assistait. Même les enfants indiens se tenaient cois.
Il y eut un frisson d'intérêt lorsqu'elle releva l'arme et l'épaula avec aisance, malgré son poids. On surveillait ses mouvements. Ils parurent assurés, calmes, cependant rapides. Sans se l'avouer, certains furent sensibles à la grâce avec laquelle elle inclinait la tête contre la crosse afin de mieux viser. On aurait dit que le fusil devenait pour elle un complice, qu'elle lui parlait tout bas : « œuvrons ensemble, mon ami ! Atteignons notre but ! »
Villedavray jubilait :
– Elle est exquise, n'est-ce pas ! glissa-t-il au père Dafarel qui resta froid. Sur ce, Angélique rabaissa son arme et demanda au vieux Carillon ce qu'il préférait : qu'elle visât le centre de la cible ou la marque de Bel-œil.
Il s'esclaffa de toute sa bouche sans dents et approuva du geste : la seconde initiative, la marque de Bel-œil, ce serait plus subtil. Angélique épaula de nouveau puis après avoir bien étudié la trajectoire, rompit une fois encore et pria qu'on voulût bien – s'il vous plaît, mes cousins – écarter la cible d'environ une toise en arrière. Il y eut vingt personnes pour se précipiter tandis que d'autres s'exclamaient. Là, c'était de l'audace ! Elle les faisait languir, cette femme ! On l'avait bien dit qu'elle n'était pas ordinaire. Si elle atteignait d'aussi loin, alors c'était p'tête ben de la magie !
La foule était sur des charbons ardents mais séduite au plus haut point.
Enfin Angélique, sentant que son public était mûr, se décida. Toutes ces mesures lui avaient permis de bien sentir son fusil en main. Elle l'épaula avec vivacité et cette fois tira si rapidement que les gens n'eurent pas le temps de s'y reconnaître et crurent avoir rêvé.
On courut vers la cible. Et l'on put constater qu'elle ne comportait toujours qu'un seul trou, mais celui-ci légèrement écorné sur un bord, témoignant du passage d'une seconde balle. D'ailleurs, le mousquet fumait encore et Angélique, assistée de Bel-œil, le rechargeait sans attendre, puis les curieux s'étant écartés, épaulait et visait. Elle fit sauter la plume et comme négligemment remit son arme au jeune coureur de bois.
– Voici, dit-elle s'adressant à la ronde. J'ai tiré et je pense avoir prouvé qu'Anashtaha ne vous avait trompé en glorifiant ma réputation. Je sais tirer, au moins aussi bien que M. du Lougre, mais je ne suis pas une sorcière pour autant. Qu'on se le dise...
Sa franchise prenant les gens au dépourvu acheva de lui conquérir son public. Des rires s'élevèrent. Puis le vacarme éclata. L'enthousiasme et le contentement joints à un certain soulagement avaient besoin de s'exprimer. On commentait la performance en se donnant des bourrades dans le dos. Angélique aperçut un homme en gilet et veste de drap, d'apparence plutôt bourgeoise, comptant des pistoles dans la main d'un coureur de bois. Elle ne s'était donc pas trompée en supposant qu'il y avait des paris dans l'air, avant même sa venue à Tadoussac.
À ce moment des voix françaises leur parvinrent criant :
– Nous arrivons !... Tenez bon !
Un appel analogue venant du fortin y fit écho :
– Sus ! Courage, criaient les trois soldats de la garnison.
Hâtivement revêtus de leur uniforme bleu, ils accouraient vers l'église, armes au poing tandis que de la plage un contingent de matelots du Gouldsboro, entraînés par Yann Le Couennec, et tous également armés, gravissaient la côte au pas de course.
Une chaloupe hérissée de canons, de mousquets se détachant du Gouldsboro faisait force rames vers le rivage. Erickson se tenait à l'avant, sabre au clair.
Il y eut devant cet assaut conjugué un moment de stupeur.
– Que se passe-t-il ? s'écria Angélique, s'adressant à Yann qui débouchait, essoufflé, et qui s'arrêtait indécis en la découvrant paisiblement assise à côté du vieux Carillon.
– Que se passe-t-il ? réitérèrent les Canadiens, qui, après quelques mouvements divers, s'étaient ressaisis.
– On vous le demande... grommela un des soldats du fort.
Les deux « armées » en présence se regardèrent déconcertées puis, se tournèrent vers les gens, attendant une explication.
– Pourquoi a-t-on tiré ? Nous vous avons crue en danger, Madame, dit Yann.
– Nous avons entendu des coups de feu, renchérit le sergent du roi.
Erickson arrivait à son tour. M. de Peyrac, qui s'était rendu au-devant du navire à leur suite, lui avait bien recommandé d'être sur le qui-vive tout le jour. La comtesse était à terre. Peut-être que tout se passerait bien. Peut-être que non !... Entendant des coups de feu, Erickson avait bondi comme un crapaud subitement alerté et avait fait mettre la chaloupe à la mer...
Son grand sabre d'abordage dans son poing massif, il regardait de tous côtés, cherchant qui pourfendre.
On s'expliqua.
– Point n'était besoin de ce déploiement d'artillerie.
– Il s'agissait d'un concours de tir villageois.
Cependant, les yeux sagaces des paysans avaient vite dénombré de quelles différentes forces la comtesse de Peyrac disposait pour se défendre si, J'aventure, on avait voulu, à Tadoussac, lui chercher noise. Leurs trois soldats à côté faisaient triste mine malgré leur courage manifeste.
Ces nouveaux venus que l'on disait des pirates ou des corsaires de la Baie Française, eux, étaient armés jusqu'aux dents. Et de belles armes, neuves, nouvelles, du tout beau !
À la suite de tout cela, il fallait l'admettre, c'était bien Elle, cette dame du Lac d'Argent, dont certaines personnes de Québec qui ne l'avaient jamais vue leur avaient fait un épouvantement tandis que d'autres – des Indiens, des coureurs de bois – qui l'avaient vue, en parlaient comme si elle avait été une apparition céleste.
Au début, on avait douté. Elle avait monté la côte si tranquillement tenant ses enfants par la main.
Qu'est-ce qu'ils attendaient, au juste ? Quelqu'un d'effrayant, bien qu'on racontât qu'elle était très belle, mais de ces beautés qui tuent, qui rendent malade. Aussi la première réaction de la population avait été d'étonnement, voire de désappointement.
On cherchait sur elle les traces d'un pouvoir sulfureux. On était prêt à se signer dès son premier regard mais les choses s'étaient passées bien différemment et, après tout, elle n'était pas si étonnamment belle que cela avec sa mante simple, son col blanc, son foulard noué sur ses cheveux. Elle avait presque l'air d'une Canadienne comme eux.
Mais, tout à coup, elle avait souri. Tout à coup, elle avait tiré, puis elle s'était tournée vers eux en leur disant :
– Vous voyez ! Je ne suis pas une sorcière... C'était donc ELLE...
*****
– Maman ! il fait trop chaud et j'ai soif, cria soudain Honorine qui s'ennuyait dès qu'on ne parlait plus de tirer ou de faire la guerre.
Il est vrai que le soleil brûlait. Malgré l'approche de l'hiver, l'astre du jour avait cette intensité qu'il réserve aux contrées les plus proches du pôle. On eût dit que sa lumière se ramassait contre la terre créant des ombres d'un noir rigoureux, des couleurs plus vives. Le crépuscule amènerait une brusque nuit glacée. Les heures du jour pouvaient être incandescentes, sèches et crépitantes, et il était reconnu que la soif tourmentait les humains. Une femme sortit des rangs.
– Désirez-vous de la bière, Madame ? demanda-t-elle à Angélique.
– Je vous remercie, je préférerais du lait. Il y a si longtemps que nous n'en avons pas bu.
– Venez tous chez moi, convia Villedavray. Cette bonne Catherine-Gertrude va nous y porter des rafraîchissements.
Il prit le bras d'Angélique.
– Quoi, demanda celle-ci, auriez-vous aussi un hôtel à Tadoussac ?
– Non, mais un entrepôt... Pour mes marchandises. Un commis de la compagnie me le garde en mon absence. Il a la clé. Ce n'est pas loin du port.
Le magasin était une bonne bâtisse en planches sur un soubassement de pierre. On y trouvait une de ces longues tables où les traitants déposent leurs fourrures et une balance pour peser la quincaillerie. Et on pouvait faire du feu dans un coin sur un âtre de grosses pierres.
*****
L'entrepôt de Villedavray paraissait bien garni. L'homme à la veste de drap qui tout à l'heure avait réglé un pari perdu à un coureur de bois, s'en révéla le gardien. Il devait avoir un bon pourcentage dans les combines de Villedavray, car le marquis le félicita d'un clin d'œil entendu, tandis qu'il expliquait ai-voix à Angélique :
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