Au centre, à mi-côte du village, une petite église dressait son clocher pointu, ouvragé avec art et dont les chantournements de plomb scintillaient sous la lumière diffuse.
Sur la gauche, à la pointe d'un promontoire, il y avait un petit fort de bois avec quatre tourelles d'angle et un donjon rustique au sommet duquel flottait une bannière blanche marquée de trois lys d'or...
– Tadoussac ! La France !
Le bruit des chaînes d'ancre se déroulant emplit la baie tranquille d'échos sonores que répercutèrent les falaises de granit rose dressées au-dessus du fleuve Saguenay qui, à ce carrefour fluvial, venait se jeter dans les eaux du Saint-Laurent.
Puis le calme revint et l'on entendit seulement les piaillements des oiseaux de mer.
Dans cette brume collante et légère qui baignait tout le paysage, les couleurs ressortaient sourdes et vives à la fois. Des ormes et des érables disséminés parmi les maisons étagées de la bourgade mettaient des taches pourpres et dorées çà et là, et la fumée s'élevant des cheminées traçait de longs filets d'un blanc pur, comme dessinés par la main d'un peintre.
Une grosse fleur de vapeur bleue environnait la palissade d'un petit camp indien planté à mi-chemin entre le fort et les premiers sapins de la forêt.
– Tout me paraît calme à première vue, dit Peyrac l'œil fixé à sa longue-vue. Les habitants sont sur la rive mais ne semblent pas avoir des intentions belliqueuses. Et du côté du fort rien ne bouge.
– Si l'on n'a envoyé personne de Québec pour renforcer la garnison, elle ne comporte guère plus que quatre soldats, dit Carlon.
– Merci de m'en avertir, monsieur l'intendant. Le comte de Peyrac replia sa lorgnette et se tourna vers l'intendant de la Nouvelle-France et le gouverneur de l'Acadie.
– ... Eh bien ! Messieurs, il ne nous reste plus qu'à nous rendre à terre. Votre présence à mes côtés ne fera que confirmer ces braves gens de mes intentions pacifiques.
– Ah ! Vous dévoilez enfin vos batteries, fit Carlon, en faisant marcher en avant vos otages.
– Monsieur, ce n'est pas à ce titre que vous êtes monté à mon bord. Souvenez-vous ! Vous n'aviez d'autre choix que cela ou de rester échoué pour l'hiver en quelque coin perdu de la Rivière Saint-Jean, menacé par les Anglais, ou abandonné parmi les sauvages de la côte Est. Auriez-vous préféré, suprême ressource, monter à bord de ce vaisseau qui se traîne dans notre sillage et menace sans cesse de couler à pic ?...
Les regards se tournèrent vers l'arrière. La brume cachait l'horizon et l'on ne voyait plus rien.
– ... Nous nous en occuperons ensuite, dit Peyrac. Tout d'abord Tadoussac.
Villedavray adressa un signe d'entente à Angélique et à sa cour habituelle d'enfants et de jeunes filles.
– Je reviens vous chercher, glissa-t-il en aparté. Le temps de régler deux ou trois petites questions.
– Je veux voir l'Enfant Jésus de Tadoussac, réclama la voix d'Honorine.
– Tu le verras, je te l'ai promis.
Du navire, on vit la chaloupe s'éloigner, escortée par deux autres gros canots, chargés d'hommes en armes. Mais, à part cette précaution, on avait l'impression que de part et d'autre, il n'y avait point d'atmosphère belliqueuse.
Malgré tout, chacun demeurait sur le qui-vive. La brume dissimulait un peu les mouvements lointains.
– Une cloche, dit la voix d'une des Filles du roi, elle sonne la messe.
– Non, le tocsin...
Ce n'était pas très distinct, mais le son de cette cloche argentine s'échappant du clocher de l'église leur parvenait par bouffées, et apportait à ces exilés une sensation familière. Un village français...
– ... Pourvu que...
– Verrai-je le petit Enfant Jésus de Tadoussac ? supplia la voix d'Honorine.
– Oui, tu le verras.
Tout demeurait calme. Peu à peu la tension tomba. Et l'aspect que le comte de Peyrac donnait à cette expédition en Canada redevint plus net aux yeux d’Angélique. Ce n'était qu'une visite de prince à prince, de gouverneur à gouverneur. Tadoussac n'était qu'une escale. Les paysans français du Canada ne pouvaient se montrer hostiles envers des Français qui n'avaient envers eux que des gestes d'amitié. Peyrac et les siens avaient toujours entretenu les meilleurs rapports avec les coureurs de bois canadiens qui trouvaient dans ses postes refuge et aide. Il avait toujours évité – et cela n'avait pas été sans mal – de répondre par la violence aux provocations de l'armée et jusqu'ici la paix n'avait pas été rompue. Cela se savait depuis trois ans, car les hommes parlaient à leur retour, et même l'on se passait le renseignement que chez ce seigneur du Maine, là-bas dans le Sud, on trouvait de la bonne quincaille pour la traite.
Angélique vit plus nettement de quoi était faite l'appréhension qui parfois lui serrait le cœur.
– Ce n'est pas le peuple que je crains, mais le Pouvoir.
Le peuple était intuitif. On ne lui faisait pas prendre si facilement des vessies pour des lanternes. On ne pouvait que le contraindre. Or ici, en Canada, sa hache de bûcheron, sa faux de laboureur, son fusil de traitant lui ayant taillé une terre bien à lui, l'homme du peuple était libre... Anobli par les sentiments d'idéal qui l'avaient entraîné en Nouvelle-France et pour avoir fraternisé avec les grands au sein des dangers et des épreuves de l'aventure coloniale, il appartenait déjà à une race à part, plus indépendant et objectif que celle de ses pareils demeurés en France.
La chaloupe revenait et abordait le flanc du Gouldsboro. Le comte de Peyrac en remonta tandis que la petite troupe commençait d'y descendre. Honorine criait comme une hirondelle.
– Viens ! Viens ! Maman, viens vite ! Nous pouvons aller à terre.
Angélique se précipita.
– Tout va bien, lui dit le comte. J'ai assuré les édiles de mon pacifisme. Et je crois qu'ils auraient préféré n'avoir affaire qu'à moi plutôt qu'à l'intendant Carlon qui est en train de leur « chanter pouilles » à propos d'un chargement en souffrance qui aurait dû être embarqué depuis longtemps pour l'Europe. Ils ne s'attendaient pas à le voir surgir comme le diable d'une boîte et, tout compte fait, c'est la plus grande traîtrise qu'ils auront à me reprocher. Du coup, nous passons au second plan. Tout le monde est allé se calfeutrer chez soi, mais je parie qu'il y a un œil derrière chaque carreau. Le moment est venu. Allez jouer votre jeu avec vos propres armes. Villedavray vous attend. Je ne doute pas que vous ne parveniez très vite à retourner comme un gant cette franche population.
Il lui baisa la main.
– ... Allez-y, ma chère ! Allez ! Posez votre joli pied en terre française. Et gagnez !
Angélique regarda vers la rive. L'aventure commençait vraiment.
« À nous deux, MM. les Canadiens », pensa-t-elle.
Tandis qu'au battement des rames l'esquif s'approchait du rivage, elle se demandait si elle n'aurait pas dû se vêtir avec plus d'élégance. Elle s'était habillée rapidement ce matin dans l'impatience d'apercevoir dès qu'il apparaîtrait le village de Tadoussac que l'on annonçait. Elle portait une jupe de droguet, un caraco soutaché de petit-gris, une mante de lainage sombre à large capulet, et elle avait noué vivement sur ses cheveux brossés et relevés en chignon sur la nuque, un fichu de satin noir. Cela faisait un peu austère, mais tant pis. Il n'y avait plus de temps à perdre. Dans la chaloupe avaient pris place en plus des enfants, des Filles du roi, de Yolande et d'Adhémar, deux des soldats espagnols, Luis et Carlos. Les matelots et rameurs de l'embarcation portaient glissés dans leurs ceintures d'indienne ou accrochés à un baudrier, de solides pistolets à long canon à deux coups, de fabrication française et comme même peu d'officiers de haut rang n'en étaient propriétaires, dans d'autres flottes. Les équipages de Peyrac étaient toujours les mieux équipés.
Le père Baure et M. Quentin attendaient déjà sur la rive, entourés d'une foule d'Indiens et de curieux, et un étage plus haut près de l'église, M. de Villedavray agitait sa canne à pommeau en moulinets :
– Hâtez-vous !... Le père Dafarel va nous ouvrir l'armoire au trésor...
Une silhouette en soutane noire, le Jésuite de l'endroit sans doute, se tenait non loin de lui. Apparemment, Villedavray l'avait déjà entrepris et réduit à merci.
La brume se dissipait. Le soleil était vif et piquant. De ce village en espaliers, on voyait de partout. La rive hélait le sommet et, de leurs fenêtres, les habitants des maisons les plus lointaines pouvaient distinguer qui débarquait, les soldats du fort, sans cesser de fumer leur pipe ou de bêcher leurs jardinets en pente, pouvaient annoncer les navires, barques ou canoës venant, qui du Saguenay, qui du Saint-Laurent. Nul n'ignorait ce qui entrait ou sortait de chez son voisin, étant à même de le guetter soit d'en haut soit d'en bas.
Angélique regardant vers M. de Villedavray et le missionnaire, sentait qu'elle était le point de mire de toute une population qui avait repris apparemment les besognes quotidiennes de la maison ou des champs, de la pêche ou de la traite, mais qui ne perdait pas une miette de ce qui se passait sur le port dénombrant les matelots de la chaloupe.
– Vous avez vu leurs pistolets à ces hommes ?
– La dégaine des soldats casqués et cuirassés de noir ? – Des Espagnols qu'on dirait. – l'âge des jeunes filles ?... – d'où qu'elles sortent celles-là ? des enfants – paraissent mignons, tout plein, ces p'tiots, en bonne santé malgré le voyage – Et elle, cette femme, cette dame là-bas qui vient de mettre pied à terre et qui monte vers la chapelle en tenant les enfants par la main, comme elle paraît belle ! Même de loin, c'est-y des fois que ce serait... ELLE !... Celle qu'on attendait en Canada !...
"Angélique et le complot des ombres" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique et le complot des ombres". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique et le complot des ombres" друзьям в соцсетях.