– C'était bon ?

– C'était merveilleux !

– Tu n'as plus peur de moi ?

– Oh ! Si !

– Alors... C'est que tu cherches à m'aliéner, à m'enchaîner par tes sortilèges ?

Elle riait et il lui réaffirmait, en la couvrant de baisers passionnés, qu'il était fou d'elle, qu'il venait d'être très heureux par elle, qu'aucune femme ne l'avait jamais comblé comme elle et il la taquinait en lui disant qu'il comprenait pourquoi tous les hommes étaient jaloux de lui et voulaient le tuer, car il possédait en elle, un trésor unique.

Entre eux, tout leur semblait libre, brillant et délicieux.

*****

– Ah ! Si nous pouvions demeurer toujours sur un navire voguant, la mer devant nous... soupira Angélique.

– Ne crains rien. De bonnes choses aussi nous attendent à terre.

– Je ne sais pas, je rêve... mais c'est comme si, à mesure que nous avançons, le rêve se retirait hors de la portée de ma main et devenait inaccessible. Tout ce qui m'en sépare, surgit, je découvre des faits que j'avais oubliés, les êtres tels qu'ils sont. Je les connais trop bien.

– Mais toi, tu te connais mal. Tu n'auras qu'à paraître...

Il insista.

– Tu te regardes dans le passé. Mais tu ignores ta force aujourd'hui.

– Je n'ai de forces qu'en toi, fit-elle en se blottissant contre lui.

C'était agréable d'exagérer sa dépendance pour mieux se faire câliner. Il ne fut pas dupe, mais l'embrassa.

– Nous en reparlerons, je t'ai vue le pistolet en main. Pour l'instant, nous sommes encore loin de Québec, libres sur le fleuve. À Tadoussac, nous ferons escale. Nous nous y reposerons de la navigation. Nous y retrouverons, je gage, des amis ou de futurs amis avec lesquels nous commencerons à créer des alliances. J'augure beaucoup de bien de Tadoussac.

– À moins que nous y accueillent mousquets et bombardes...

– Non, ce n'est qu'un poste de traite, une ferme, une chapelle. Pas plus qu'un petit bourg de colons et d'Indiens qui trafiquent, prient, subsistent d'un troupeau, de l'aiguade des navires et qui n'ont guère l'occasion de se distraire. Nous la leur donnerons. Festins et danses au bord du fleuve. Qu'en dis-tu ?

– Que, vue sous cet aspect, la conquête de la Nouvelle-France me semble très séduisante.

Ils se turent. Le navire les berçait. Au-dehors, le brouillard portait l'écho de bruits divers, voix ou appels, mais qui s'éparpillaient dans la nuit, révélant la présence des hommes qui veillaient. Cependant, tout était paisible.

Angélique avait fermé les yeux.

Dormit-elle ? Elle se vit, s'élançant à travers les flammes d'un bûcher pour l'atteindre là-bas, haute silhouette liée au poteau, noire dans la draperie d'or, des flammes dont le bruit torrentiel et la chaleur étourdissante la séparaient de lui. Lui, le sorcier, le maudit qu'on a brûlé en Place de Grève.

La vision ne dura qu'une seconde et elle s'éveilla, croyant avoir poussé un cri.

Il dormait à ses côtés, miraculeusement présent, fort et serein.

Sans l'éveiller, elle posa sa main sur son poignet lisse et chaud et elle sentait sous ses doigts palpiter la vie.

Le rêve qu'elle venait de faire se superposait aux sensations éprouvées lorsqu'elle avait sauté dans le feu des Basques, à l'île de Monegan, la nuit de la Saint-Jean.

La main de fer du harponneur Hernani d'Astiguarza l'avait fait bondir, s'envoler à travers les flammes, atterrir sans mal de l'autre côté du brasier.

– Vous voici épargnée, Madame, lui avait dit le grand Basque. Le Diable ne pourra plus rien contre vous pour l'année.

En se penchant il l'avait baisée vivement sur les lèvres.

Chapitre 7

Le navire qui les suivait apparut à leurs yeux vers le milieu du jour suivant. Il émergea d'un brouillard verdâtre qui pleuvait sur le fleuve, éteignant la clarté des forêts, estompant l'horizon blême.

La flotte de Peyrac en demi-cercle, d'un point à l'autre du vaste Saint-Laurent, fermait la route à l'arrivant. Comme le comte l'avait pressenti, il se révéla aussitôt être un vaisseau attardé qui se traînait péniblement vers son but, ayant échappé non sans mal à tous les mauvais hasards de la traversée. Il donnait de la gîte à tribord et était si profondément enfoncé au delà de sa ligne de flottaison que, par instants, la houle des vagues ne laissait apercevoir que ses mâts aux voiles haillonneuses. À de plus fortes vagues, on ne le voyait plus et l'on avait l'impression qu'il venait de s'engloutir.

Il suivait à distance comme un animal peureux, blessé à mort, contraint de rôder, ne pouvant ni retourner en arrière ni risquer de venir se jeter dans les mailles d'un filet qu'il flairait, préparé pour lui, par cette flotte étrangère.

Lorsqu'il fut en vue des bâtiments qui paraissaient l'attendre, on le vit louvoyer de façon pathétique afin de retarder autant que possible sa piètre avance.

Honorine traduisit à haute voix l'étrangeté d'un sentiment qui leur poignait le cœur.

– Pauvre ! Pauvre navire, gémit-elle, bouleversée de pitié, pauvre bateau ! Comment lui faire comprendre que nous ne lui voulons pas de mal !

Elle se tenait sur la passerelle aux côtés de Joffrey de Peyrac qui, après l'avoir hissée à sa hauteur sur un affût de canon, lui passait de temps à autre sa longue-vue.

– Vas-tu le couler corps et bien ? demanda-t-elle avec passion.

Parfois, lorsqu'elle avait à s'adresser à lui d'égal à égal, elle le tutoyait.

– Non, damoiselle ! C'est un trop piètre navire. Angélique les observait de loin tous deux, son époux et sa fille. Elle se trouvait sur le premier pont où beaucoup s'étaient rassemblés. Elle ne pouvait entendre les paroles échangées entre Joffrey de Peyrac et Honorine, mais, les yeux levés, elle s'amusait de leur accord. L'affection de Joffrey de Peyrac élevait sur un pavois inattendu cette miniature aux cheveux roux que Québec attendait aussi. Petite créature vouée à l'obscurité du malheur, le destin l'avait liée à celui d'un homme extraordinaire, auréolé d'une éclatante et sombre légende. Et cela convenait à merveille à la jeune Honorine de Peyrac. Elle ne doutait pas de tenir désormais entre ses mains le sort du Canada et de la ville altière. Et c'était juste et équitable. Un instant plus tard Joffrey et Honorine disparurent aux yeux d'Angélique et elle les revit peu après descendant l'escalier de la dunette, Joffrey donnant la main à l'enfant. Comme il le faisait fréquemment, lorsqu'il était à son poste de commandement, il avait posé sur son visage son masque de cuir noir. Cela ajoutait à sa silhouette farouche et accusait la fragilité de la petite forme qui marchait à ses côtés dans ses jupes bouffantes. Elle entendit Peyrac dire à Honorine :

– Nous allons poursuivre notre route jusqu'à Tadoussac et le laisser poursuivre la sienne.

– Et à Tadoussac ?

– Alors nous nous présenterons à lui et nous nous informerons s'il n'y a pas de personnes dangereuses à son bord. Puis nous visiterons ses cales.

– Vous êtes un pirate, Monsieur, s'écria Honorine imitant les intonations de l'intendant Carlon.

Angélique ne put s'empêcher d'éclater de rire. Elle pensa que rien ne prévaudrait contre l'amour qui les unissait. Les heures de la nuit passées entre les bras de Joffrey lui avaient laissé au cœur une sensation d'euphorie.

Son cœur s'exaltait à la vue de ces êtres si chers.

Elle vit derrière eux leurs existences riches et éblouissantes comme un halo lumineux aux colorations fastueuses, promesses du sort qui les comblerait.

Ce navire mourant qui se traînait dans leur sillage semblait symboliser les derniers soubresauts d'un adversaire qui, pour n'avoir pas eu raison d'eux, ne tarderait pas à demander merci. Est-ce pour cela que Joffrey était si calme en se rendant en Nouvelle-France sous ses véritables titres de comte de Toulouse ? Espérait-il obtenir l'amnistie définitive du roi de France ?

En dépit des apparences, elle commençait à comprendre que la force de Joffrey était plus grande aujourd'hui que celle de jadis, car il était libre. Aucun système de vassalité ne l'enserrait dans ses lois qui en faisait autrefois, malgré sa puissance de seigneur d'Aquitaine, un sujet à soumettre ou à combattre. Qu'aurait à perdre le roi de France à lui rendre justice ? En quoi ce rival lointain pourrait-il l'effrayer désormais ?

Pourtant, le lendemain, le vent tourna non pas dans la disposition du temps qui demeura bruineux quoique relativement doux, mais dans l'humeur même d'Angélique qui retomba dans ses appréhensions, pour une phrase que prononça le soldat Adhémar.

Une fois de plus, ils se trouvaient tous réunis sur le pont. Les commandants des navires étaient venus au rapport plus tôt que d'habitude afin de discuter de la situation du bâtiment qui paraissait ne poursuivre sa marche qu'à grand-peine. Fallait-il aller à son secours ? Kouassi-Ba et le maître d'hôtel, aidés de jeunes aides, passaient quelques rafraîchissements, mais l'attention était surtout retenue par les évolutions lointaines du vaisseau en difficulté. On avait déterminé qu'il s'agissait d'un navire marchand en provenance du Havre ou de Honfleur et qui devait appartenir à la Compagnie des Cents Associés.

Voyant s'éloigner les navires suspects qui l'avaient encerclé la veille et qu'il pouvait supposer être anglais ou pirates, le bâtiment avait repris sa marche difficile. La question était de savoir s'il tiendrait au moins jusqu'à Tadoussac. On supputait sur les raisons qui l'avaient fait atteindre le Canada à une époque si tardive. Il avait dû faire escale sur le golfe Saint-Laurent, peut-être à Shédiac ou même à Tidmagouche ? N'aurait-il pas mieux fait d'y rester ?

On se repassait les lunettes d'approche, lorsque la voix pleurarde d'Adhémar s'éleva.